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ligne[1]. Pareille cérémonie avait eu lieu avant le combat de Koulikof, qui affranchit la Russie des Tatars. Le clergé était en grand costume, l’encens fumait, les cierges étincelaient de toutes parts autour de l’image. Les soldats tombaient à genoux sans commandement et se prosternaient devant elle le front dans la poussière, sur ce sol qu’ils allaient arroser de leur sang. Chacun se signait, et çà et là éclataient des sanglots. Le commandant en chef s’avança entouré de son état-major et se prosterna à son tour. Lorsque l’office fut terminé, quelqu’un s’écria : « Voyez cet aigle qui plane dans les airs ! » Le commandant en chef leva les yeux et découvrit sa tête vénérable. Les personnes qui se trouvaient près de lui crièrent hourra ! Cette exclamation fut répétée par toute l’armée. L’aigle continuait à planer, et le général suivait des yeux son vol la tête nue. C’était un beau spectacle, ce vieillard que le ciel semblait avoir conservé pour lui confier le salut du pays, devant lui une image vénérée et une armée entière qui attendait le combat ! La journée avait été brumeuse, et sur le soir une pluie froide commença à tomber. Quelques coups de feu retentirent sur les bords de la Kolotcha ; il s’agissait de faire provision d’eau, et l’ennemi voulait s’y opposer ; mais cet engagement n’eut point de suite, on continua à se préparer pour le lendemain. Toute la troupe, officiers et soldats, mit du linge blanc comme la veille d’un jour de fête. Les feux des bivouacs jetaient une lueur mourante ; partout régnait un silence solennel. Lorsque les quartiers-maîtres crièrent dans les rangs : « Enfans, on apporte de l’eau-de-vie, qui en veut ? allez à la cantine, » personne ne bougea. Quelques hommes répondirent en soupirant : « Merci de l’honneur ! ce n’est pas pour cela que nous nous apprêtons ; demain n’est pas un jour où l’on boit. » D’autres vieux soldats, qui avaient blanchi sous les armes, se signaient et répétaient à demi-voix : « Sainte mère de Dieu ! nous allons combattre pour notre pays, soutiens-nous ! »


L’aptitude des Russes à la guerre de partisans est surtout le côté, avons-nous dit, qui paraît avoir attiré leurs conteurs militaires. Un romancier populaire en Russie, M. Marlinski[2], s’est plu à mettre en scène les corps irréguliers qu’on vit en 1812 se multiplier sur le passage de notre armée et en poursuivre les débris avec une fureur sauvage. On ne peut se défendre d’une pénible impression en lisant certains épisodes des récits militaires de M. Marlinski. Le cœur se serre devant le spectacle des soldats français vaincus par un climat meurtrier et des Russes achevant avec une joie cruelle l’œuvre de destruction commencée par la nature. M. Marlinski raconte les tristes

  1. Le jour même de la bataille en question, une autre image de la Vierge, également sauvée des flammes à Smolensk, fut promenée en grande pompe à Moscou avec d’autres images autour des murs du Kremlin.
  2. Son vrai nom était Bestoujef. Après avoir débuté dans la carrière des lettres en 1822 par une série de nouvelles qui furent bien accueillies, il fonda avec le poète Ryleïef le premier almanach littéraire qu’on ait publié en Russie. Impliqué dans la conspiration du 14 décembre 1825, il fut exilé en Sibérie, obtint une commutation de peine, et, entré au service comme soldat, mourut dans le Caucase sans avoir revu son pays.