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s’étonner qu’elle ait trouvé si vite des écrivains pour les célébrer. Les récits, les tableaux de la vie militaire en Russie, peuvent se grouper autour de trois périodes mémorables, — 1812, — la guerre du Caucase, — la guerre de Crimée. — Sous quels traits, à ces époques diverses, s’offre à nous le soldat du tsar ? Cherchons à dégager sa vraie physionomie des divers portraits, plus ou moins fidèles, que tracent de lui les écrivains russes. En même temps qu’on s’éclairera sur les qualités et les défauts des rudes combattans que la France a rencontrés deux fois devant elle, on pourra constater aussi la marche progressive de la littérature russe dans les voies de l’analyse sévère et de la fidèle reproduction des mœurs nationales.

C’est à Pierre le Grand qu’il faut remonter quand on veut écrire l’histoire des armées russes, quand on veut surtout étudier la vie militaire en Russie dans ses traits distinctifs et permanens. Avant Pierre le Grand, il n’y avait pas d’armée russe proprement dite. Les célèbres streltsy n’étaient guère en réalité qu’une milice bourgeoise ; le gros des troupes se composait d’hommes levés tant bien que mal par les chefs militaires du pays, et ces recrues irrégulières rentraient dans leurs foyers aussitôt après la fin de la campagne qui avait nécessité leur déplacement. Le soldat restait donc paysan, il n’avait pas une physionomie propre, une existence distincte ; s’il méritait l’attention des écrivains populaires, des poètes russes, c’était au même titre que les rustiques travailleurs parmi lesquels on le prenait. Avec Pierre le Grand, avec la création des armées permanentes, les paysans russes devinrent des soldats ; soumis à une discipline impitoyable, ils acquirent des qualités que le paisible travail de la terre n’aurait jamais pu développer en eux. La première, la plus forte impression que traduisent les chants militaires de la Russie d’alors, est celle de la discipline, ou plutôt des punitions sévères qu’entraîne la moindre infraction au régime créé par l’impérieuse volonté du tsar. Faut-il s’étonner que ces chants respirent moins l’enthousiasme guerrier qu’une sorte d’éloignement pour une existence si peu conciliable avec les rêves et les désirs du paysan ? Le bâton, dans les chants militaires russes, apparaît comme une sorte de divinité redoutable et toute-puissante. Il corrige les vivans, et au besoin il ressuscite les morts, ainsi que nous l’apprend une naïve ballade. — Un bohémien, qui s’est fait bûcheron, monte sur un des plus hauts arbres d’une forêt : il est au moment de couper imprudemment la branche sur laquelle il s’est assis, lorsqu’un paysan l’avertit du danger qu’il court ; mais les avis de l’officieux passant ne sont pas écoutés. Le bohémien tombe et se croit mort… — Je suis mort et bien mort, se dit-il ; il est impossible que je sois tombé de cette hauteur sans me tuer. — Et cela disant, le bohémien s’étend tout de son