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s’augmente, au lieu de s’affaiblir avec le temps. Pendant bien des années, il l’a aimé sans trop y croire, comme on aime tant de choses d’ailleurs. Ne serait-il pas en droit maintenant d’ajouter à son amour un peu de foi? Ceci du reste nous ramène à notre récit.

Le prêtre et le militaire convinrent donc d’aller visiter ensemble les lieux où se sont passées de plus grandes choses qu’aucun bulletin ne pourra jamais en raconter. Ils traversèrent ces tranchées, aujourd’hui couvertes de terre, qui furent si longtemps, en face de la ville qu’elles enserraient, une cité tout entière où l’héroïsme courait les rues. Ils s’engagèrent dans Sébastopol, dépouillé de son mystérieux attrait depuis qu’on ne le regarde plus furtivement, à travers un créneau ou au-dessus d’un parapet, au milieu d’un essaim de balles, mais revêtu déjà de la dignité émouvante des puissances tombées. Leur excursion terminée, comme ils revenaient par les attaques de gauche, la pensée leur prit de visiter le cimetière. C’est un lieu placé auprès de la Quarantaine, où s’élève, entre des files nombreuses de tombeaux, une petite chapelle jaune à toit vert, que les Russes avaient, dit-on, dans une particulière vénération. Pris entre nos travaux et les défenses de la ville, ce champ de repos devint une arène où se passa plus d’une sanglante action. Après le combat de nuit qui le mit définitivement en notre pouvoir, les projectiles ennemis y tombèrent du matin au soir, sans égard pour ce qu’ils y frappèrent. A présent je ne sais pas spectacle d’une mélancolie plus pénétrante et plus haute que cet amas de tombes brisées autour d’une église couverte elle-même de cicatrices. Là, ceux qui n’ont encore porté dans leur cœur que les amertumes égoïstes ou les souffrances domestiques peuvent s’initier aux afflictions des peuples. Le prêtre s’assit sur une tombe mutilée où se lit encore en allemand cette inscription, qui devait emprunter aux événemens une si formidable éloquence : « Dieu fait bien tout ce qu’il fait. » Nos promeneurs, qui depuis longtemps erraient à pied, étaient fatigués. On était d’ailleurs dans les derniers jours de février, et il y avait dans l’air une espèce de sirocco, c’est-à-dire un de ces vents chauds et humides qui, chez certaines natures, chargent le corps de fatigue, tandis qu’ils remplissent l’âme d’excitation. Au loin, une mer, qui ne s’appelle pas pour rien la Mer-Noire, ajoutait à la tristesse d’une terre frappée par la colère des hommes la tristesse éternelle de ces régions, sans cesse frémissantes d’un autre courroux. Des gens moins portés à la rêverie que ceux à qui s’offrait ce tableau n’auraient pu s’empêcher de devenir songeurs.

Pendant quelques instans, tous les deux gardèrent le silence; puis l’abbé, conduit à cette réflexion sans doute par une série de pensées funèbres, dit tout à coup : « C’est ici que Puymarens et le baron