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capitaine italien m’adressa des couplets dans la langue de son pays. Il me mit presque au-dessus de mon saint patron, que cette poétique injustice n’a pas blessé, je l’espère. Je trouvai ces vers fort jolis avec leur lointain accompagnement de canon. Eh! pourquoi n’en conviendrais-je pas? j’étais touché. Que voulez-vous? je suis de ceux qui croient encore à la famille militaire, malgré tout ce que l’on a dit de moqueur là-dessus comme sur l’amour du pays. Certes je sais qu’aucun de ceux qui m’entouraient hier ne donnerait sa vie entière pour moi, seulement tous m’en consacreraient cinq minutes pendant lesquelles ils se feraient tuer. Mais de toutes mes émotions la plus vive, c’est le plaisir que je trouvais à voir un rayon de gaieté sur le visage de Renaud. Il s’amusait. « Mon cher enfant, lui ai-je dit en le quittant, c’est vous ce soir qui m’avez le mieux fêté. » Ici il faut toujours que le bruit de quelque projectile se mêle à vos discours. Au moment même où je prononçais ces paroles, une bombe a éclaté, probablement assez près de nous, avec cette sorte d’harmonie sinistre que je me suis souvent surpris à aimer quand je songeais à moi seul. Cette fois j’ai senti un serrement de cœur qui s’est prolongé même après le dernier de ces gémissemens métalliques auxquels mon oreille est si accoutumée.


5 mai.

Il est blessé! Que sera cette blessure? Je n’en sais rien. Le docteur affirme qu’il peut guérir. « Sa jeunesse, dit-il, un sang pur...» Je ne sais pourquoi, je me refuse à toute espérance. Un éclat d’obus l’a frappé en pleine poitrine. Le projectile avait perdu de sa force. Toutefois un poumon est attaqué. Il parle avec effort, et voudrait toujours me parler. Il a continuellement le nom de sa mère à la bouche. Il ne sait pas tout ce qu’il me fait éprouver.

Ce soir, j’essaierai de l’établir dans ma tente. Je le veillerai. J’écarterai de lui les pensées funèbres. Ce sera chose difficile. Son esprit est douloureusement atteint. — Ce n’est pas que je regrette la vie, me répète-t-il sans cesse avec un sourire qui me navre. — Comment ne la regretterait-il pas? Elle est encore toute colorée pour lui de feux printaniers. Ce matin, il m’a entretenu d’un amour qui m’a reporté à des temps plus lointains dans mon existence que les temps fabuleux dans l’âge du monde. Il m’a parlé d’une jeune fille, de mouchoir gardé, de gants baisés. Que Dieu sauve ce pauvre Chérubin! Avant de le rappeler à lui, qu’il lui donne sa part de bonheur terrestre, car il peut y avoir du bonheur dans ce monde. Je le sais. Elle aussi l’a su; elle le sait encore aux lieux où elle est maintenant, et où je sens à tout instant que mon esprit va rejoindre le sien.