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moment même où l’on s’y rend, on pousse souvent plus de plaintes que le mondain qui va accomplir sa corvée de chaque soir : « J’aurais mieux aimé rester sous ma tente, je ne puis plus boire, je sais par cœur toutes les chansons que je serai forcé d’écouter; je déteste l’entrain de commande; » n’est-ce pas à peu près ce que chacun a entendu dire et a dit lui-même sur ce sujet? Puis il en est de ces sortes de fêtes comme du feu : quand vous y êtes, vous sentez peu à peu une transformation s’opérer en vous; les hôtes quinteux de votre âme s’humanisent, s’endorment, ou bien s’en vont je ne sais où; ce qui est gai, vivant, alerte, sociable, reste seul dans un asile qui se pare, s’illumine, se remplit d’accens joyeux. A huit heures, autour de la grande table qui nous réunissait, personne, j’en suis persuadé, ne sentait saigner son cœur sous la serre des pensées cruelles. Il y a dans la légion de singuliers types; un vieux sous-lieutenant allemand, qui a été dix ans étudiant à l’université de Gœttingue, et qui sait par cœur tout le Prométhée du théâtre grec, me disait en remplissant son verre : « Mon colonel, j’ai soûlé mon vautour! »

Au dessert, notre musique, qui jouit d’une si juste célébrité dans toute l’armée, domina tout à coup le bruit des conversations. Une vraie valse germanique, toute remplie de langueur voluptueuse, de tristesse passionnée, d’ardent et idéal amour, vint ravir un moment nos âmes dans un monde séparé de nous par bien d’autres choses que par les mers. Je vis quelques fronts se rembrunir, quelques regards se troubler, et suivre évidemment des apparitions inopportunes dans un pays tel que la Crimée; mais bientôt ces accords s’évanouirent, et tout l’essaim des fantômes « aux yeux couleur de violettes » disparut avec eux. Une de ces marches guerrières qui pousseraient au canon les plus timides remplaça ces mélodies efféminées. Enfin cet air belliqueux fut remplacé à son tour par la leste et insouciante harmonie d’un quadrille; le plaisir sans arrière-pensée, sans vagues aspirations, sans larmes secrètes, le plaisir court-vêtu, fit sa rentrée parmi nous. On épuisa tout le répertoire de ces étranges chansons qui à certaines heures sortent des bouteilles comme toute une espèce d’hommes sort du sol des grandes cités le jour où l’émeute s’ébat dans les rues. Je ne crois pas que ces refrains, quand ils sont répétés par les échos des bivouacs, puissent offenser aucune délicatesse du cœur. Malgré ce que leur naïve audace a d’effréné, comme les nuages qui s’élèvent des pipes, ce sont simplement machines légères où notre imagination aime à prendre place un instant. Ils se dissipent sans laisser de souillures à la fée vagabonde qu’ils ont portée.

Enfin, au moment où la réunion me semblait toucher à son terme, j’eus une surprise que l’on m’avait soigneusement ménagée. Un