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craint d’évoquer. J’ai repris toute l’histoire de cet amour, mon grand, mon unique amour; de quelles tendresses, mais aussi de quelles cruautés, de quelles fureurs j’ai été parfois rempli! M’aimait-elle encore lorsqu’elle est morte? Ah! je veux racheter les fautes dont je lui aurais demandé pardon avec ces larmes qu’elle n’a point vues, je dois aimer celui que Dieu, — qui sait? — qu’elle peut-être m’adresse du monde où elle est maintenant.


21 janvier 1855.

Voici plus d’un mois que je le vois chaque jour; je sens qu’il a mis désormais un nouvel et puissant intérêt dans ma vie. J’obéis à maintes lois de ma nature dans cette affection qu’il m’inspire, et que je me plais à lui exprimer. Je suis né avec le goût et le besoin d’aimer. Je crois que la solitude et la guerre ont développé, au lieu de les détruire, des instincts qui m’ont fait souvent trouver mille secrètes douceurs dans les soins journaliers de mon état. Jamais je n’avais rencontré, depuis que j’ai renoncé aux joies dont elle a emporté pour moi le secret, plus digne objet de ma tendresse que ce pauvre enfant. Dieu merci, loin de concevoir en vieillissant de l’éloignement pour la jeunesse, j’éprouve un plaisir qui semble s’accroître près des maîtres heureux du seul bien dont la possession d’habitude rend les hommes aimables et bons. Renaud a tout le charme de ses vingt ans. Dans ce cœur entièrement dominé par les plus fières inspirations de l’honneur, que le moindre soupçon d’une faute à l’endroit des plus délicates vertus de notre métier remplirait de toutes les colères du Cid, il y a quelque chose encore de la grâce et de la faiblesse féminines. Les années nous enlèvent la grâce, parce qu’elles nous éloignent de celles qui sont tout l’attrait et toute la lumière de ce monde. En ce moment il doit dormir encore. Hier il était de tranchée. Il subit de rudes épreuves. On peut dire que nous sommes enveloppés dans un vrai linceul. Aux extrémités de notre plateau, le sol et le ciel se confondent. A nos pieds, sur nos têtes, de tous côtés, c’est la même teinte. La neige nous enserre. Pourquoi ne l’avouerais-je pas? j’ai par instans une certaine joie à me sentir dans ce sépulcre d’où je suis sûr que nous sortirons. Aux temps où l’on descendait aux enfers, j’aurais aimé à y descendre. Puis, n’ai-je pas atteint cet âge où les plus terribles émotions de la vie extérieure ne sont pas de trop pour nous faire oublier une heure, une heure seule, les émotions d’une tout autre vie? Enfin qu’importe, après tout, que je reste en ce monde ou que j’en sorte ? Cette parole de Faust : « pourquoi te lèves-tu, ô journée qui ne verras s’accomplir aucun de mes désirs? » je pourrais la dire avec plus de raison que le