Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 4.djvu/696

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
I.


12 novembre 1854.

Voici donc le rêve qui décidément se remet à jouer un rôle dans ma vie. J’ai toujours été persuadé que les songes avaient pour la tente une prédilection particulière, mais jamais je n’avais trouvé dans le sommeil des émotions aussi puissantes que celles de cette dernière nuit. En me couchant, je croyais mon âme bien loin de tout ce qui est venu m’assaillir. Avant dîner, j’avais, sans le vouloir, visité ces tombes à peine fermées qui, au détour de chaque ravin, rompent maintenant la monotonie de notre plateau. Toute la soirée nous avions parlé d’Inkerman, qui est encore si près de nous. Je m’étais endormi en voyant maint de nos compagnons tantôt tels que nous les avons connus si longtemps, l’œil animé, la parole bruyante, tantôt tels que la mort les a faits en un moment, des dépouilles inertes, des vêtemens souillés et déchirés que nous repoussions du pied et du regard avec une brusquerie mélancolique, en attendant l’instant où, dans notre partie périssable, nous deviendrons défroque à notre tour. Je n’avais dans ma pensée que les images d’un pays qui assurément eût convenu aux promenades d’Hamlet, quand il était dans ses accès d’humeur noire, et d’une guerre qui, on peut le dire, fait voir les choses de ce monde sous leur aspect le plus sévère. Eh bien ! à peine eus-je fermé les yeux, que je me sentis transporté dans mon passé à d’immenses distances de l’heure présente, et sur ce globe à mille lieues du pays où je rêvais. J’étais dans ces régions où ma jeunesse a erré, poussée par tant d’inquiétudes brûlantes, dans un salon, entouré de femmes, de fleurs, de lumières dont je sentais l’action comme à vingt ans, c’est-à-dire qui rendaient tous mes sens excités et toute mon âme éperdue. Je la vis debout au coin d’une cheminée; ses épaules étincelaient dans la glace, sa tête était tournée de mon côté. C’était ce regard, c’était ce sourire qui m’ont versé de si redoutables délices. Au moment où je m’approchai d’elle, je ne la vis plus. Alors je me mis à la poursuivre à travers toute une série de pièces pleines d’une foule qui embarrassait ma marche, et où je démêlais à chaque instant des visages qui me rappelaient mille histoires oubliées de ma vie. Par momens je l’apercevais, mais elle disparaissait tout à coup comme ces mélodies que nous enlèvent les détestables caprices des pianistes au moment où elles emplissent notre cœur. Un instant arriva cependant où je me sentis tout près d’elle; alors toutes les figures dont j’étais entouré s’effacèrent l’une après l’autre, une obscurité profonde se fit autour de nous; dans ces ténèbres, je rencontrai ses lèvres, et je me