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Elle disait souvent qu’elle ne s’intéressait qu’aux amours malheureuses, traversées par la destinée. Elle aurait désiré qu’on mît ces jeunes gens à l’épreuve, qu’on les séparât pour quelques années en leur permettant de s’écrire à la dérobée. À tous deux elle se proposait déjà comme une confidente discrète, mais le temps pressait et l’on ne tint aucun compte des objections de la bonne demoiselle. L’armistice avec l’Autriche allait expirer ; Maxime s’apprêtait à rejoindre l’armée piémontaise, et de son côté sir John avait ses raisons pour brusquer les choses.

Huit jours après son mariage, Maxime partait pour Turin. Toute la famille l’accompagna jusqu’à la frontière. Olivia lui dit adieu sans faiblesse, miss Sarah pleurait comme une Madeleine. Sir John, que ce voyage avait mis en grand appétit, se fit servir au retour un copieux souper ; il but vaillamment à la délivrance de l’Italie, si bien qu’à minuit il lui prit fantaisie de rosser un pauvre hère de maître d’hôtel très mou au service, mourant de sommeil, et qui répondait tout de travers aux questions qu’on lui adressait sur la politique du jour. Évidemment ce drôle ne pouvait être qu’un espion autrichien. Sir John s’endormit dans cette conviction.

Sur la route de Verceil, Maxime apprit que l’armistice était prolongé de quelques mois, et comme il n’allait pas en Piémont pour y tenir garnison, il s’empressa de revenir à Genève. Rien ne les retenant plus en Suisse, ils partirent tous pour l’Angleterre.

Sir John Harris n’avait qu’un pied à terre à Londres, et tout son établissement de famille était à Saint-Alban’s-House, dans le comté de Kent. C’était sa belle-sœur, miss Osborne, qui faisait les honneurs de la maison, et ce fut elle qui se chargea de présenter Maxime à toute la parenté.

Le révérend Annesley et l’honorable Granby, riche manufacturier de Leeds, étaient les habitués de Saint-Alban. Ils étaient alliés aux Harris et s’étaient fait construire un logement d’été à l’extrémité du parc ; leur amitié se resserrant tous les jours, ils avaient fini par se fixer à demeure dans le pays avec leurs enfans. Ces trois familles n’en formaient vraiment qu’une. Sir John avait en outre de grandes relations dans le voisinage, et les visiteurs étaient très nombreux à Saint-Alban. Maxime ne s’y reconnaissait guère ; c’étaient à chaque instant nouvelles présentations ; il confondait tous ces visages, il trouvait que ces Anglais ressemblaient tous au docteur Girolet. Ce Girolet était pourtant né à Millau en Rouergue ; mais l’habile homme s’était si subtilement travaillé, qu’il était difficile de découvrir son origine méridionale. La nature l’avait doté de magnifiques favoris roux dont il tirait un merveilleux parti pour se grimer à l’anglaise ; il avait si bien maté sa volubilité gasconne, il