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du domaine de la philosophie et de l’histoire pour aller l’applaudir au théâtre. L’auteur de Judith est en mesure de donner à la scène allemande des œuvres émouvantes, il a de l’invention, il est original et passionné; qu’il peigne donc hardiment la vie humaine au lieu de combiner des abstractions indéchiffrables. Il serait triste de voir une imagination de cette valeur compromettre ainsi sa puissance et priver l’Allemagne d’un nouveau Schiller pour lui donner un Lycophron. J’en demande bien pardon à M. Hebbel, je n’ai pu lire son Gygès sans me rappeler le vers de Stace : latebras Lycophronis atri.

La pensée philosophique et sociale sera toujours en Allemagne un des élémens de la poésie dramatique; l’essentiel est que cette pensée soit nette et tirée de l’observation de la vie. Je citerai à M. Hebbel un poète qui lui ressemble quelquefois par la vigueur et la hardiesse, l’auteur des Macchabées, M. Otto Ludwig. Les drames de M. Ludwig sont loin d’être irréprochables; l’auteur vise trop à être profond, il se livre trop au cours de sa pensée, et à force de tourner et retourner son sujet, il s’embarrasse parfois dans des contradictions étranges; chaque scène du moins est remarquable par le naturel et la force; ce sont bien des êtres vivans qui se meuvent sous nos yeux. Je lui citerai encore le drame que M. Frédéric Bodenstedt vient de faire jouer à Munich. Voilà un poète qui n’est pas disposé à faire de l’art théâtral un délassement frivole; mais quelle netteté dans ses conceptions! comme sa pensée est gravée en traits intelligibles! Après Lope de Vega et Pouchkine, après Schiller et M. Mérimée, M. Bodenstedt a eu l’ambition de mettre sur la scène le faux Démétrius, et il a renouvelé son sujet par une haute inspiration morale. Démétrius est plein d’ardeur et de génie, il a su intéresser la Pologne à sa cause, il a réussi à soulever le peuple contre un usurpateur, il a mis la main sur la couronne, il triomphe, il est le tsar! Non, sa puissance est fondée sur l’imposture, la voilà qui chancelle et qui tombe. Telle est l’idée de ce beau drame. Je n’hésite pas à dire que le Démétrius de M. Bodenstedt est l’œuvre la plus distinguée que la scène allemande ait vue se produire depuis longtemps. L’intérêt de l’invention répond à la noblesse de la pensée. Malgré le mouvement varié des tableaux, l’unité de l’action n’est jamais oubliée, et l’émotion ne languit pas un instant. Traducteur de Pouchkine et de Lermontof, initié aux détails de son sujet par un séjour de plusieurs années en Russie, M. Bodenstedt a semé son œuvre de traits de mœurs qui en rehaussent l’intérêt. Le chant des cosaques de Démétrius, au troisième acte, est d’un effet hardi. M. Bodenstedt a dédié son drame au roi de Bavière, et il termine sa dédicace par ces paroles : « Tu nous as tracé un noble but; à toi sera l’honneur si nous remportons la victoire, à toi l’honneur encore si nous sommes vaincus, car la gloire du prince