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qui répondit en éludant, mais avec une émotion péniblement contenue. Les diplomates étrangers eux-mêmes prirent l’affaire en vive sollicitude, la jugeant très grave : « Taïti, dit l’un d’eux, sera pour le cabinet anglais un plus gros embarras que l’Irlande. » Une extrême froideur, sinon une rupture entre la France et l’Angleterre, en paraissait la conséquence inévitable.

Le cabinet anglais était très agité. Avant même qu’il fût question de Taïti, à la seule nouvelle de notre occupation des Marquises, il avait vu percer, parmi ses amis, des symptômes d’humeur et d’inquiétude ; « ceci est une honte et un danger pour l’Angleterre, » avait dit à lord Aberdeen un homme sérieux. L’hostilité jalouse contre la France n’est plus en Angleterre un sentiment général et permanent, ni qui domine la politique ; mais ce sentiment vit toujours dans beaucoup de cœurs anglais, et s’y réveille aisément avec ses susceptibilités, ses aveuglemens et ses exigences. Sir Robert Peel, sans les partager, prêtait volontiers l’oreille à ces impressions, et en tenait grand compte. Un autre sentiment, la crainte d’être pris pour dupe, le préoccupait vivement lui-même. « Était-on bien sûr que l’amiral Dupetit-Thouars n’eût pas agi en vertu d’instructions secrètes du gouvernement français ? Ne l’avions-nous pas engagé nous-mêmes à saisir le premier prétexte pour transformer notre protectorat de Taïti en complète et souveraine possession ? Pourquoi avions-nous dans ces mers-là trois frégates ? Elles n’étaient assurément pas nécessaires contre les naturels de Taïti ; nous avions prévu sans doute un conflit plus sérieux. » Lord Aberdeen, pour maintenir entre les deux pays la politique de conciliation et de bonne entente, avait sans cesse à lutter, et contre ces impressions publiques, et contre ces méfiances intérieures ; il fallait non-seulement qu’il prévînt, de la part du cabinet, toute résolution, toute démarche brusque ou excessive, mais souvent aussi, et c’était là peut-être son plus difficile soin, qu’il arrêtât sur les lèvres du chef du cabinet les paroles de soupçon ou d’irritation que, dans les entraînemens ou les embarras de la discussion au sein de la chambre des communes, sir Robert était enclin à laisser échapper. »

Lord Aberdeen jugeait bien de la situation, et faisait preuve d’autant de sagacité que de prudence. Nous n’avions, et nous n’avions jamais eu, dans toute cette affaire, ni dessein secret, ni arrière-pensée, ni désir même au-delà de nos actes et de nos paroles. Nous voulions acquérir dans l’Océan-Pacifique un point qui pût être à la fois un lieu de déportation salubre et sûr, et une station de ravitaillement et de refuge pour notre marine marchande, sans nous engager dans les charges et dans les chances d’un grand établissement territorial. Le petit archipel des Marquises paraissait satisfaire à ces conditions ; il n’appartenait à nulle autre puissance ; l’amiral Dupetit-