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groupes, et vous n’y trouverez que des formes diverses et des états divers d’une puissance unique. Ici, le troupeau des brutes, des radoteurs et des commères, composés d’imagination machinale ; plus loin, la compagnie des gens d’esprit agités par l’imagination gaie et folle ; là-bas, le charmant essaim de jeunes femmes que soulève si haut l’imagination délicate et : qu’emporte si loin l’amour abandonné, ailleurs, la bande des scélérats endurcis par des passions sans frein, animés par une verve d’artiste ; au centre, le lamentable cortège des grands personnages dont le cerveau exalté s’emplit de visions douloureuses ou criminelles, et qu’un destin intérieur pousse vers le meurtre, vers la folie ou vers la mort. Montez d’un étage et contemplez la scène tout entière : l’ensemble porte la même marque que les détails. Le drame reproduit sans choix les laideurs, les bassesse, les horreurs, les détails crus, les mœurs déréglées et féroces, la vie réelle tout entière telle qu’elle est, quand elle se trouve affranchie des bienséances, du bon sens, de la raison et du devoir. La comédie, promenée dans une fantasmagorie de peintures, s’égare à travers le vraisemblable et l’invraisemblable, sans autre lien que le caprice d’une imagination qui s’amuse, décousue et romanesque à plaisir, opéra sans musique, concert de sentimens mélancoliques et tendres qui emporte l’esprit dans le monde surnaturel et figure aux yeux, par ses sylphes ailés, le génie qui l’a formée. Regardez maintenant. Ne voyez-vous pas le poète debout derrière la foule de ses créatures ? Elles l’ont annoncé ; elles ont toutes montré quelque chose de lui. Agité, impétueux, passionné, délicat, son génie est l’imagi nation pure, touchée plus fortement et par de plus petits objets que le nôtre. De là ce style tout florissant d’images exubérantes, chargé de métaphores excessives dont la bizarrerie semble de l’incohérence, dont la richesse est de la surabondance, œuvre d’un esprit qui au moindre choc produit trop et bondit trop loin. De là cette psychologie involontaire et cette pénétration terrible qui, apercevant en un instant tous les effets d’une situation et tous les détails d’un caractère, les concentre dans chaque réplique du personnage, et donne à sa figure un relief et une couleur qui font illusion. De là notre émotion et notre tendresse. Nous lui disons comme Desdémone à Othello : « Je vous aime parce que vous ayez beaucoup senti et beaucoup souffert. »


H. TAINE.