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la nature. Il a pitié des cerfs qu’il est obligé de tuer pour se nourrir. Il se trouve injuste quand il voit « ces pauvres innocens tachetés, citoyens nés de cette cité déserte, poursuivis sur leurs propres frontières, et leurs hanches rondes ensanglantées par les flèches. » Rien de plus doux que ce mélange de compassion tendre, de philosophie rêveuse, de tristesse délicate, de plaintes poétiques et de chansons pastorales. Un des seigneurs chante :


Souffle, souffle, vent, d’hiver, — tu n’es point si méchant — que l’ingratitude de l’homme ; — ta dent n’est pas si aiguë, — car on ne te voit pas, — quoique ton souffle soit rude. — Hé ! ho ! chante, hé ! ho ! dans le houx vert. — L’amour n’est que folie, l’amitié n’est que feinte. — Hé ! ho ! Dans le houx vert ! — Cette vie est toute réjouie.


Parmi eux se trouve une âme plus souffrante, Jacques le mélancolique, un des personnages les plus chers à Shakspeare, masque transparent derrière lequel on voit le visage du poète. Il est triste parce qu’il est tendre ; il sent trop vivement le contact des choses, et ce qui laisse indifférens les autres le fait pleurer[1]. Il ne gronde pas, il s’afflige ; il ne raisonne pas, il s’émeut ; il n’a pas l’esprit combattant d’un moraliste réformateur ; c’est une âme malade et fatiguée de vivre. L’imagination passionnée mène vite au dégoût. Pareille à l’opium, elle exalte et elle brise. Elle emmène l’homme dans la plus haute philosophie, puis le laisse retomber dans des caprices d’enfant. Jacques quitte les autres brusquement, et s’en va dans les coins du bois pour être seul. Il aime sa tristesse, et ne voudrait pas la changer contre la joie. Rencontrant Orlando, il lui dit : « Rosalinde est le nom de votre maîtresse ? — Justement. — Je n’aime pas son nom. » On voit qu’il a des boutades de femme nerveuse. Il se choque de ce qu’Orlando écrit des sonnets sur les arbres de la forêt. Il est bizarre, et trouve des sujets de peine et de gaieté là où les autres ne verraient rien de semblable. « Un bouffon ! un bouffon ! j’ai rencontré un bouffon dans la forêt, un bouffon en habit bariolé. Pauvre monde que le nôtre ! Aussi vrai que je vis de pain, j’ai rencontré un bouffon qui s’était couché et se chauffait au soleil, et maudissait madame la Fortune en bons termes, en bons termes choisis. Un bouffon en habit bariolé ! » L’entendant moraliser de la sorte, il s’est mis à rire de ce qu’un bouffon pût être si méditatif, et il a ri une heure durant : « O noble bouffon ! digne bouffon ! L’habit bariolé est le seul habit. Oh ! que ne suis-je un bouffon ! Mon ambition est d’avoir un habit bariolé comme lui. » Un instant après, il revient à ses dissertations mélancoliques, peintures éclatantes, dont la vivacité explique son caractère et trahit Shakspeare, qui se cache sous son nom.

  1. Comparez Jacques à Alceste. C’est le contraste d’un misanthrope par raisonnement et d’un misanthrope par imagination.