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point l’arrivée, c’est le voyage. Est-il besoin d’aller si droit et si vite ? Ne tenez-vous qu’à savoir si le pauvre marchand de Venise échappera au couteau de Shylock ? Voici deux amans heureux, assis au pied du palais dans la nuit sereine. Ne voulez-vous pas écouter la tranquille rêverie qui, pareille à un parfum, sort du fond de leur cœur ?


Comme la clarté de la lune dort doucement sur le gazon ! — Asseyons-nous ici ; que les sons des instrumens — viennent flotter à nos oreilles. Le calme suave et la nuit — conviennent aux accens de l’aimable harmonie. — Assieds-toi, Jessica. Regarde comme ces fleurs serrées — d’or étincelant incrustent le parquet du ciel. — Jusqu’aux plus petits de ces orbes que tu regardes, — ils chantent tous dans leur mouvement comme des chérubins, — accompagnant sans fin les jeunes chœurs des anges. — Tel est l’harmonieux concert des âmes immortelles. — Mais, tant que la nôtre est enfermée dans ce grossier vêtement — de boue périssable, nous ne pouvons les entendre.


N’ai-je pas le droit, quand j’aperçois la grosse face rieuse d’un valet bouffon, de m’arrêter auprès de lui, de le voir gesticuler, gambader, bavarder, faire cent gestes et cent mines, et me donner la comédie de sa verve et de sa gaieté ? Deux fins gentilshommes passent. J’écoute le feu roulant de leurs métaphores, et je suis leur escarmouche de bel-esprit. Voici dans un coin une naïve et mutine physionomie de jeune fille. Me défendez-vous de m’attarder auprès d’elle, de regarder ses sourires, ses brusques rougeurs, la moue enfantine de ses lèvres roses, et la coquetterie de ses jolis mouvemens ? Vous êtes bien pressé, si le babil de cette voix fraîche et sonore ne sait pas vous retenir. N’est-ce pas un plaisir de voir cette succession de sentimens et de figures ? Votre imagination est-elle si pesante, qu’il faille le mécanisme puissant d’une intrigue géométrique pour l’ébranler ? Mes spectateurs du XVIe siècle avaient l’émotion plus facile. Un rayon de soleil égaré sur un vieux mur, une folle chanson jetée au milieu d’un drame les occupaient aussi bien que la plus noire catastrophe. Après l’horrible scène où Shylock brandit son couteau de boucher contre la poitrine nue d’Antonio, ils voyaient encore volontiers la petite querelle de ménage et l’amusante taquinerie qui finit la pièce. Comme l’eau molle et agile, leur âme s’élevait et s’abaissait en un instant au niveau de l’émotion du poète, et leurs sentimens coulaient sans peine dans le lit qu’il avait creusé. Ils lui permettaient de vagabonder en voyage, et ne lui défendaient pas de faire deux voyages à la fois. Ils souffraient plusieurs intrigues en une seule. Que le plus léger fil les unît ; c’était assez. Lorenzo en levait Jessica, Shylock était frustré de sa vengeance, les amans de Portia échouaient dans l’épreuve imposée ; Portia déguisée en juge