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Si Shakspeare avait fait une psychologie, il aurait dit avec Esquirol : L’homme est une machine nerveuse, gouvernée par un tempérament, disposée aux hallucinations, emportée par des passions sans frein, déraisonnable par essence, mélange de l’animal et du poète, ayant la verve pour esprit, la sensibilité pour vertu, l’imagination pour ressort et pour guide, et conduite au hasard, par les circonstances les plus déterminées et les plus complexes, à la douleur, au crime, à la démence et à la mort.


IV

Un pareil poète pourra-t-il s’astreindre toujours à imiter la nature ? Ce monde poétique qui s’agite dans son cerveau ne s’affranchira-t-il jamais des lois du monde réel ? N’est-il pas assez puissant pour suivre les siennes ? Il l’est, et la poésie de Shakspeare aboutit naturellement au fantastique. Là est le plus haut degré de l’imagination déraisonnable et créatrice. Rejetant la logique ordinaire, elle en crée une nouvelle ; elle unit les faits et les idées dans un ordre nouveau, absurde en apparence, au fond légitime ; elle ouvre le pays du rêve, et son rêve fait illusion comme la vérité.

Lorsqu’on entre dans les comédies de Shakspeare, et même dans ses demi-drames[1], il semble qu’on le voit sur le seuil, à la façon de l’acteur chargé du prologue, pour empêcher le public de se méprendre, et pour lui dire : Ne prenez pas trop au sérieux ce que vous allez écouter ; je me joue. Mon cerveau rempli de songes a voulu se les donner en spectacle, et les voici. Des palais, de lointains paysages, les nuées transparentes qui tachent de leurs flocons gris l’horizon matinal, l’embrasement de splendeur rouge où se plonge le soleil du soir, de blanches colonnades prolongées à perte de vue dans l’air limpide, des cavernes, des chaumières, le défilé fantasque de toutes les passions humaines, le jeu irrégulier des aventures imprévues, voilà le pêle-mêle de formes, de couleurs et de sentimens que je laisse se brouiller et s’enchevêtrer devant moi, écheveau nuancé de soies éclatantes, légère arabesque dont les lignes sinueuses, croisées et confondues, égarent l’esprit dans le capricieux dédale de leurs enroulemens infinis. Ne la jugez pas comme un tableau. N’y cherchez pas une composition exacte, un intérêt unique et croissant, la sa vante économie d’une action bien ménagée et bien suivie. J’ai sous les yeux des nouvelles et des romans que je découpe en scènes. Peu m’importe l’issue, je m’amuse en chemin. Ce qui me plaît, ce n’est

  1. Twelfth Night, As you like ït, Tempest, Winter’s Tale, etc., Cymbeline, Merchant of Venise, etc.