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Oh ! je le vois, la reine Mab vous a visité cette nuit. — Elle est l’accoucheuse, des cerveaux. Et elle vient, — grosse comme l’agate de la bague — qui est au doigt d’un alderman, — traînée par un attelage de petits atomes, — passant sur le nez des gens quand ils sont endormis. — Les rayons de ses roues sont faits avec des pattes de faucheux, — le dessus avec des ailes de cigales, — les traits avec la toile des plus petites araignées, — les colliers avec les rayons humides de la lune, — le fouet avec un os de grillon, la lanière avec une pellicule. — Son cocher est un petit moucheron en habit gris, — son char est une noisette vide, — fabriquée par l’écureuil, son menuisier, et par la vieille larve, — qui de temps immémorial sont les carrossiers des fées. — Dans cet équipage, elle galope chaque nuit — à travers les cerveaux des amans, et ils rêvent d’amour ; — sur les genoux des courtisans, et ils rêvent aussitôt de révérences ; — sur les doigts des légistes, qui rêvent aussitôt à des amendes ; — sur les lèvres des dames, qui rêvent aussitôt à des baisers… — Parfois elle galope sur le nez d’un courtisan, — et il rêve qu’il flaire une grâce à obtenir. — Parfois elle vient avec la queue du cochon de la dîme, — et en chatouille le nez d’un curé endormi ; — là-dessus il rêve d’un autre bénéfice. — Parfois elle passe sur le cou d’un soldat, — alors il songe qu’il coupe la gorge à des ennemis ; — il rêve de brèches, d’embuscades, de lames espagnoles, — de brocs pleins, profonds de cinq brasses. Puis, par instans. — un bruit de tambour dans son oreille. Il sursaute, il s’éveille, — et sur cette alerte il jure une prière ou deux, — puis se rendort… C’est cette Mab — qui tresse la nuit les crinières des chevaux, — et colle dans les vilaines chevelures entremêlées — ces boucles qui, une fois dénouées, présagent de grandes infortunes. — C’est elle qui…


Roméo l’interrompt, sans quoi il ne finirait pas. Que le lecteur compare aux conversations de notre théâtre ce petit poème, « enfant d’une imagination vaine, aussi légère que l’air, plus inconstante que le vent, » jeté sans disparate au milieu d’un entretien du XVIe siècle, et il comprendra la différence de l’esprit qui s’occupe à faire des raisonnemens, à noter des ridicules, et de l’imagination qui se divertit à imaginer.

Falstaff a les passions des bêtes et l’imagination des gens d’esprit. Il n’est point de caractère qui montre mieux la verve et l’immoralité de Shakspeare. Falstaff est un pilier de mauvais lieux, jureur, joueur, batteur de pavés, vrai sac à vin, ignoble à faire plaisir. Il a le ventre énorme, les yeux rougis, la trogne enflammée, la jambe branlante ; il passe sa vie accoudé parmi les brocs de la taverne ou endormi par terre derrière les tentures ; il ne se réveille que pour blasphémer, mentir, se vanter et voler. Il est aussi escroc que Panurge, qui, avait soixante-trois manières d’attraper de l’argent, « dont la plus honnête était par larcin furtivement fait. » Et ce qui est pis, il est vieux, chevalier, homme de cour et bien élevé. Ne semble-t-il pas qu’il doive être odieux et rebutant ? Point du tout, on ne peut s’empêcher de l’aimer. Au fond, comme Panurge son