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invisible ; celui-ci couvre si bien l’autre, qu’ordinairement on ne croit plus lire des paroles ; on entend le grondement de ces voix terribles, on voit des traits contractés, des yeux ardens, des visages pâlis, on sent les bouillonnemens, les furieuses résolutions qui montent au cerveau avec le sang fiévreux, et redescendent dans les nerfs tendus. Cette propriété qu’a chaque phrase de rendre visible un monde de sentimens et de formes vient de ce qu’elle est causée par un monde d’émotions et d’images. Shakspeare, en l’écrivant, a senti tout ce que nous y sentons, et beaucoup d’autres choses. Il avait la faculté prodigieuse d’apercevoir en un clin d’œil tout son personnage, corps, esprit, passé, présent, dans tous les détails et dans toute la profondeur de son être, avec l’attitude précise et l’expression de physionomie que la situation lui imposait. Il y a tel mot d’Hamlet ou d’Othello qui pour être expliqué demanderait trois pages de commentaires ; chacune des pensées sous-entendues que découvrirait le commentaire laissait sa trace dans le tour de la phrase, dans l’espèce de la métaphore, dans l’ordre des mots ; aujourd’hui, en comptant ces traces, nous devinons les pensées. Ces traces innombrables ont été imprimées en une seconde dans l’espace d’une ligne. À la ligne suivante, il y en a autant, imprimées aussi vite et dans le même espace. Vous mesurez la concentration et la vélocité de l’imagination qui crée ainsi.

Ces personnages sont tous de la même famille. Bons ou méchans, grossiers ou délicats, spirituels ou stupides, Shakspeare leur donne à tous un même genre d’esprit, qui est le sien. Il en fait des gens d’imagination dépourvus de volonté et de raison ; machines passionnées, violemment heurtées les unes contre les autres, et qui étalent aux regards ce qu’il y a de plus naturel et de plus abandonné dans l’homme. Donnons-nous ce spectacle, et voyons à tous les étages cette parenté des figures et ce relief des portraits.

Au plus bas sont les êtres stupides, radoteurs ou brutaux. L’imagination existe déjà là où la raison n’est pas née encore, elle subsiste encore là où la raison n’est plus. L’idiot et la brute suivent aveuglément les fantômes qui habitent leur cerveau engourdi ou machinal. Shakspeare est admirable dans la peinture de ce mécanisme. Son Caliban, par exemple, sorte de sauvage difforme, nourri de racines, gronde comme une bête sous la main de Prospero, qui l’a dompté. Il hurle incessamment contre son maître, tout en sachant que chaque injure lui sera payée par une douleur. C’est un loup à la chaîne, tremblant et féroce, qui essaie de mordre quand on l’approche, et qui se couche en voyant le fouet levé sur son dos. Il a la sensualité crue, le gros rire ignoble, la gloutonnerie de la nature humaine dégradée. Il a voulu violer Miranda endormie ; il crie après sa pâture