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parfois entre deux images une longue échelle de transitions que nous gravissons pied à pied avec peine, et qu’il a escaladée du premier coup. Shakspeare vole, et nous rampons. De là un style composé de bizarreries, des images téméraires rompues à l’instant par des images plus téméraires encore, des idées à peine indiquées achevées par d’autres qui en sont éloignées de cent lieues, nulle suite visible, un air d’incohérence ; à chaque pas, on s’arrête, le chemin manque ; on aperçoit là-haut, bien loin de soi, le poète, et l’on découvre qu’on s’est engagé sur ses traces dans une contrée escarpée, pleine de précipices, qu’il parcourt comme une promenade unie, et où nos plus grands efforts peuvent à peine nous traîner.

Que sera-ce donc, si maintenant l’on remarque que ces expressions si violentes et si peu préparées, au lieu de se suivre une à une, lentement et avec effort, se précipitent par multitudes avec une facilité et une abondance entraînantes, comme des flots qui sortent en bouillonnant d’une source trop pleine, qui s’accumulent, qui montent les uns sur les autres, et ne trouvent nulle part assez de place pour s’étaler et s’épuiser ? Voyez dans Roméo et Juliette un exemple de cette verve intarissable. Ce que les deux amans entassent de métaphores, d’exagérations passionnées, de pointes, de phrases tourmentées, d’extravagances amoureuses, est infini. Leur langage ressemble à des roulades de rossignols. Les gens d’esprit de Shakspeare, Mercutio, Béatrice, Rosalinde, les clowns, les bouffons, pétillent de traits forcés, qui partent coup sur coup comme une fusillade. Il n’en est pas un qui ne trouve assez de jeux de mots pour défrayer tout un théâtre. Les imprécations du roi Lear et de la reine Marguerite suffiraient à tous les fous d’un hôpital et à tous les opprimés de la terre. Les sonnets sont un délire d’idées et d’images creusées avec un acharnement qui donne le vertige. Son premier poème, Vénus et Adonis, est l’extase sensuelle d’un Corrège insatiable et enflammé. Cette fécondité exubérante porte à l’excès des qualités déjà excessives, et centuple le luxe des métaphores, l’incohérence du style et la violence effrénée des expressions[1].

Toutes ces facultés se réduisent à une. Shakspeare était une âme délicate : il ressemblait à ces instrumens de musique que le plus léger contact suffit pour faire vibrer. Celui dont la sensibilité tressaille au moindre choc doit sentir avec excès les émotions de l’art ; il ne verra pas une image sans se passionner ; il ne peindra pas une passion sans souffrir. De là la violence de son style. Il apercevra les rapports délicats, les invisibles liens qui joignent les idées éloignées

  1. C’est pourquoi aux yeux d’un écrivain du XVIIe siècle le style de Shakspeare est le plus obscur, le plus prétentieux, le plus pénible, le plus barbare et le plus absurde qui fut jamais.