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empire fut la seule chose qu’elle négligeât. Ismaïl en profita, le grossier personnage qu’il était, et, à vrai dire, il profita sans scrupule de tous les sacrifices d’Anifé. Il se laissait soigner et servir comme si tout cela lui était dû. Il commençait à se sentir en pleine possession de son autorité sur Anifé. Il l’avait vaincue, domptée, désarmée, et il comptait bien disposer à son gré d’elle et de tout ce qui lui appartenait sans se donner d’autre peine que de faire connaître sa volonté. Dans la lutte qu’il prévoyait entre ses deux femmes, tous les égards seraient pour Maleka, car Maleka se faisait craindre, et Anifé ambitionnait plus que d’être aimée.

Il était impossible cependant qu’Anifé ne s’aperçût pas des dispositions d’Ismaïl à son égard, et que de nouvelles souffrances ne vinssent pas effacer dans son âme les impressions heureuses qui avaient suivi son arrivée à Constantinople. Une étincelle vint mettre le feu aux poudres. Un beau jour, l’argent manqua dans le ménage. Anifé avait apporté d’Asie deux ou trois milliers de piastres, et elle s’était chargée de fournir aux besoins intérieurs de la famille aussi longtemps que cet argent durerait. Ismaïl avait accepté cette offre avec empressement, parce qu’elle lui permettait d’employer ses derniers bechsliks (pièces de 5 piastres) à ses menus plaisirs exclusivement. Trois mille piastres ne sont pas cependant une fortune à Constantinople, et Anifé s’aperçut, au bout de six semaines, que ses fonds seraient bientôt épuisés. Alors, en ménagère prudente, elle voulut avertir Ismaïl, afin qu’il songeât à se procurer d’autres ressources ; mais son avis fut mal reçu. Ismaïl se trouvait ce jour-là absolument sans le sou. Il avait perdu au jeu et n’avait pas encore payé ; il avait prié quelques-uns de ses amis de lui prêter un peu d’argent, et il avait été éconduit. La déclaration d’Anifé fut comme la goutte d’eau qui fait déborder le vase. La mauvaise humeur d’Ismaïl éclata en reproches aussi absurdes que violens. Comment Anifé s’imaginait-elle qu’il pût nourrir toute une famille, lui qui ne possédait rien, qui n’avait que des dettes ? Ce jour-là il fut sincère ; il fit bon marché des douceurs domestiques ; il se déclara aussi peu amoureux de Maleka que d’Anifé, mais il parla avec enthousiasme des mérites financiers de Maleka, de son esprit si fertile en ressources, de son activité, de son courage, de son habileté ; puis, revenant à Anifé et la comparant à sa rivale, il lui demanda si elle croyait avoir acquis des droits éternels à sa reconnaissance en rapportant trois mille piastres dans le ménage et en les dépensant à sa fantaisie. Anifé répondit avec douceur qu’elle n’avait pas encore tout dépensé, puisqu’il lui restait cinq cents piastres qu’elle déposerait immédiatement dans les mains d’Ismaïl, si une aussi petite somme pouvait lui être de quelque utilité, qu’elle le priait seulement de réfléchir qu’il ne lui res-