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La pièce où Ismaïl recevait Anifé était vaste et délabrée. Le bey était couché sur un riche divan qui formait un contraste peu agréable avec les boiseries vermoulues et le plafond tapissé de toiles d’araignées. Une longue pipe au tuyau en tige de jasmin posait d’un côté sur ses lèvres et de l’autre sur une soucoupe en cuivre luisant placée à terre. Un fez couvrait, comme de raison, la tête d’Ismaïl ; il était maintenu sur son front par un mouchoir de mousseline imprimée en Suisse, à fond lilas, à grands ramages verts et jaunes. La robe de chambre dont j’ai parlé était en mérinos vert tendre, et un gilet d’un vert plus foncé lui descendait à peine au diaphragme. Là se terminait la partie orientale du costume ; le reste, pantalon et chaussure, portait le cachet de l’Occident. Le pantalon en étoffe écossaise bouffait singulièrement jusqu’aux genoux, probablement à cause du large caleçon oriental que le bey portait en dessous, et dont il n’osait pas se séparer de peur des rhumatismes. Les bottes en cuir très fin et sans semelles étaient d’une forme ronde qui trahissait la largeur d’un pied accoutumé à reposer dès l’enfance dans des babouches turques, les babouches d’ailleurs n’avaient pas complètement disparu devant les bottes novatrices ; elles s’étalaient au contraire sur le tapis, au pied du divan sur lequel le bey se prélassait, prêtes à être chaussées par-dessus les bottines chaque fois que le bey quittait sa couche moelleuse et se disposait à marcher dans ses appartemens ou à sortir. L’ensemble de ce costume n’était guère attrayant ; mais un joli visage et une physionomie agréable eussent effacé ce qu’il avait de ridicule et de disgracieux. Le visage d’Ismaïl était pâle, jaune et bouffi ; ses yeux, toujours louches, semblaient en ce moment appesantis par l’effet de quelque narcotique, ou peut-être bien aussi par l’abus des boissons alcooliques ; sa barbe, qui commençait à grisonner, était recouverte d’une couche de henné, mais le henné a un inconvénient : c’est qu’il devient, au bout de très peu de jours, d’une couleur orange fort extraordinaire… Bref, ni le visage ni la physionomie d’Ismaïl n’étaient propres à faire oublier les imperfections de son costume. Anifé heureusement était disposée à l’indulgence ce jour-là. Pourvu qu’il lui témoignât à elle un peu d’amour et une véritable tendresse paternelle à son enfant, elle eût admiré le personnage et son costume. Lui-même paraissait sentir ce que sa femme attendait de lui ; il essaya de la satisfaire par ses discours et par l’expression de son regard, mais il était mauvais acteur, et Anifé était un assez bon juge en cette matière.

La première pensée d’Ismaïl en apercevant Anifé fut pour Maleka. — Que dira Maleka, si Anifé reste ici ? Maleka ne reviendra pas, et elle dépensera loin de moi ce qui lui reste des vingt mille piastres ! — Ce raisonnement donna non-seulement de l’humeur à Ismaïl, mais