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Anifé et sa suite établies dans mon salon de réception. Anifé était très soigneusement voilée, et lorsque je la priai de me montrer son visage, elle se trouva dans une perplexité grande, n’osant ni se découvrir devant ses serviteurs, ni demeurer seule avec moi. Elle consulta son cousin, ainsi que les plus âgés de ses serviteurs, et la consultation dura quelque temps. Il fut enfin décidé que le cortège se retirerait, à l’exception du vieux kiaja ; qui fut choisi pour demeurer en tiers entre nous.

La jeune femme était atteinte d’une maladie du cœur, suite évidente de fortes agitations morales. Je demandai si l’enfant que j’avais vu était à elle, et si ses couches avaient été laborieuses ; mais le kiaja m’interrompit en faisant des grimaces fort expressives assurément et en murmurant à mon oreille : — Ne parlez pas d’enfans, ne parlez pas de couches ; c’est de là que viennent toutes ses souffrances.

Je demandai encore si elle ne pouvait pas remettre à une saison plus favorable ce voyage de Constantinople… Cette fois ce fut la jeune femme qui m’interrompit en me disant avec une grande vivacité : — Je ne retarderai pas mon voyage d’un jour ; c’est précisément parce que je me sens fort malade que j’ai hâte d’arriver ; il faut que j’arrive, et c’est pourquoi je suis venue à vous. Donnez-moi quelque chose qui me fasse vivre jusqu’à mon arrivée à Constantinople, lors même que cette force passagère ne me serait accordée qu’aux dépens de ma vie. Peu importe que je meure, pourvu que ce ne soit pas avant d’avoir atteint le but de mon voyage.

Le médecin est un confesseur, dit-on ; mais c’est quand il trouve un malade disposé à se confesser. Anifé n’était pas de ces malades-là, et je dus me contenter des mots entrecoupés que la passion, non certes la confiance, lui arrachait. Je lui remis divers calmans aussi innocens que possible et la laissai continuer son voyage, non sans m’être assurée pourtant que son joli visage n’avait aucun besoin du secours de la magie pour plaire au seigneur Ismaïl.

Le voyage d’Anifé se poursuivit donc et se termina heureusement. Non-seulement Anifé ne mourut pas en route mais elle était pleine de vie et brillante de jeunesse lorsqu’elle entra inopinément chez Ismaïl, tenant son enfant dans les bras et fixant sur son triste mari les plus beaux yeux du monde. — Ismaïl, dit-elle en s’inclinant devant lui et en portant l’ourlet de sa robe de chambre (Ismaïl était en robe de chambre) sur son cœur d’abord, sur son front et à ses lèvres ensuite, — Ismaïl, j’étais si heureuse là-bas avec mon enfant qu’il m’a semblé que c’était mal à moi de jouir toute seule d’un si grand bonheur sans t’en offrir aussi ta part. Vois quel beau garçon je t’ai donnée !