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seule de la vue et des caresses de leur enfant ? Elle ne manquerait pas de patience désormais, elle attendrait doucement que les glaces de ce cœur blasé se fondissent sous les baisers de ce petit messager de paix et d’amour. Et quelle serait sa joie lorsque ce cœur s’ouvrirait enfin pour elle ! Combien sa vie serait douce et radieuse entre ces deux objets de son affection, l’un qu’elle avait racheté de la mort, l’autre qu’elle arracherait à une rivale abhorrée, à l’indifférence et à l’abandon, car Anifé, comme toutes les femmes d’Orient, regardait la condition d’un mari privé d’enfans comme le plus grand des malheurs qui puissent fondre sur un mortel !

Comment se faire illusion cependant sur les difficultés qui devaient contrarier la réalisation de ce beau rêve ? Anifé les mesurait toutes ; aussi dépérissait-elle à vue d’œil. Elle savait que Maleka était venue à Kadi-Keui pour recevoir dix mille piastres ; on assurait qu’après avoir touché cette somme, Maleka retournerait à Constantinople. Il fallait bien peu connaître Ismaïl pour se flatter de remplacer dans son cœur une femme qui allait faire quatre-vingts lieues sur les routes de l’Asie-Mineure pour lui rapporter dix mille piastres. L’abattement d’Anifé était donc extrême, lorsqu’il fit place tout à coup à une joie folle, à une fiévreuse impatience. On venait de lui annoncer que Maleka s’était contentée d’envoyer la somme promise à Ismaïl, mais qu’elle prolongerait son séjour à Kadi-Keui. Anifé décida aussitôt qu’elle partirait sans retard, qu’elle irait à Constantinople retrouver Ismaïl, son enfant dans les bras. Elle commença par annoncer son intention au kadi et à sa mère. Il lui fallut combattre de ce côté une forte résistance ; mais Anifé eut recours à son habileté ordinaire. Elle déclara que si ses parens lui refusaient leur consentement, elle saurait se soumettre, mais qu’il fallait s’attendre à la voir mourir bientôt silencieuse et résignée. Le kadi et Fatma pleurèrent et ne discutèrent plus. Le cousin Osman saisit cette occasion pour proposer un moyen terme qui levait tous les obstacles. — Allons, dit-il à la jeune femme avec ce ton de brusque décision qui annonçait en lui un Turc déjà presque occidental, allons, je vois qu’il faut que je m’en mêle. Je t’accompagnerai à Constantinople, je te déposerai aux pieds de ton seigneur et maître, je lui mettrai son enfant dans les bras, puis je resterai quelque temps avec vous à titre de parent, d’ami, et surtout d’observateur… — Touchée du dévouement qu’elle inspirait au jeune homme, Anifé lui tendit la main pour toute réponse, et quelques jours après, les préparatifs du départ commun étaient terminés, d’accord avec le respectable kadi.