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de M. Mollien et à la ferme-générale. Il imagina donc de déclarer qu’il avait à faire contre les fermiers-généraux des révélations dont l’effet serait la récupération par le trésor de centaines de millions. Par cet artifice grossier, il réussit à se faire ouvrir les dépôts où il voulait fouiller. Il en enleva tout ce qui établissait ses soustractions, et dans ses perquisitions, ayant rencontré la correspondance de M. Mollien avec plusieurs fermiers-généraux à son sujet, il l’avait englobé dans la dénonciation. C’était pourtant M. Mollien qui originairement Savait fait admettre à la ferme-générale, sur la recommandation de MM. de Vergennes et d’Ormesson.

On avait eu la barbarie d’incarcérer les fermiers-généraux dans l’hôtel des fermes, qui avait été témoin de leur grandeur et de leur opulence, et qui leur appartenait encore. Presque tous les jours, entre deux et quatre heures, les cris de la populace qui insultait sur leur passage les condamnés qu’on traînait au supplice venaient retentir dans la partie de la prison qu’habitait M. Mollien. Il pensait que sous quelques jours il allait être l’objet de ces outrages. Les circonstances d’une pareille mort se présentaient à son imagination comme une torture, malgré le bel exemple de résignation que lui donnaient ses compagnons de captivité. De concert donc avec un autre captif, M. de Boulogne, il se procura, il en fait l’aveu dans ses Mémoires[1], une assez forte quantité d’opium. Ils allèrent confier leur projet à Lavoisier, qui leur montrait beaucoup d’amitié, et ils lui offrirent le partage d’une mort qui du moins serait libre ; mais à leur proposition, cet homme, qui n’était pas moins remarquable par sa force d’âme que par ses lumières, répondit en ces termes : « Je ne tiens pas plus que vous à la vie, j’ai fait le sacrifice de la mienne ; mais pourquoi aller au-devant de la mort ? Serait-ce parce qu’il est honteux de la recevoir par l’ordre d’un autre, et surtout par un ordre injuste ? Ici l’excès même de l’injustice effacé la honte. Nous pouvons tous regarder avec confiance et notre vie passée et le jugement qu’on en portera peut-être avant quelques mois. Nos jugés ne sont ni dans le tribunal devant lequel nous allons comparaître, ni dans la populace qui nous insultera. C’est comme une peste qui ravage la France ; elle frappe du moins ses victimes d’un seul coup. Elle est près de nous atteindre, mais il n’est pas impossible qu’elle s’arrête au moins devant quelques-uns de nous. Nous donner la mort serait absoudre les forcenés qui nous y envoient. Pensons à ceux qui nous ont précédés ; ne laissons pas un moins bon exemple à ceux qui nous suivent. »

À peine Lavoisier avait prononcé ces paroles, que des membres de la commune de Paris, escortés de gendarmés et amenant des

  1. Mémoires d’un ministre du trésor public, t. Ier, p. 169.