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Une noblesse qui a perdu tous les caractères d’une véritable aristocratie pour rester une caste fastueuse et inactive, une bourgeoisie morcelée et déclassée en même temps qu’ambitieuse, un peuple dont la condition s’est améliorée par le bien-être et par la disparition de beaucoup de charges féodales, mais qui est d’autant plus porté à sentir le poids de ce qui reste, une classe de philosophes qui, faute d’être initiés à la réalité des choses, se livrent à de vaines et périlleuses chimères, — tels sont quelques-uns des faits qui se présentent au premier abord dans le cours du XVIIIe siècle. Observez surtout ces deux particularités, les souffrances réelles, mais souvent aveugles, du peuple et l’imperturbable assurance d’esprits exaltés prétendant tout réformer par la vertu de leurs projets chimériques : ces deux faits, en se rencontrant, vont donner un de ses caractères à la révolution française.

Comment s’est opérée cette décomposition graduelle de ce qu’on nomme l’ancien régime ? Il y a une cause que M. de Tocqueville fait ressortir, et qui n’est point douteuse : c’est qu’il est un moment où la vie politique s’arrête en France. Les libertés provinciales et municipales disparaissent. La noblesse garde ses privilèges onéreux, en cessant de participer aux affaires et d’être la protectrice du peuple. La bourgeoisie se détourne de son rôle actif et indépendant pour se jeter dans les offices royaux, et aspire, elle aussi, aux privilèges. Le peuple est tenu à l’écart de tout. Il y a mieux, les classes finissent par n’avoir plus aucun rapport, elles ne se touchent, pour ainsi dire, que par leurs côtés douloureux, et ne se retrouvent nulle part pour traiter en commun de leurs affaires. Il y a encore des hommes et des castes, il n’y a plus d’institutions. Le pouvoir royal seul agrandit ses prérogatives à mesure que le ressort moral de son autorité s’affaiblit, et lorsque la vie politique renaît, elle ne trouve plus de canaux, si l’on peut ainsi parler : elle se précipite ; il ne reste plus en présence qu’une multitude immense et un instrument d’action merveilleusement préparé pour le pouvoir révolutionnaire, qui va s’en servir en le fortifiant encore et en le rendant plus redoutable. Lorsqu’on parle de ces grands faits, la fusion des classes et l’unité française, il ne faut point se méprendre. M. de Tocqueville étudie la formation de ces faits avec doute, comme d’autres les ont étudiés et les ont vus grandir avec enthousiasme. Ce n’est pas, si nous saisissons la pensée de l’auteur, que M. de Tocqueville regrette l’aristocratie en elle-même ; il regrette que cette égalisation des classes conduise à une subordination commune, et il explique comment il en est ainsi. Il est évident en effet qu’un état où il n’y a aucune force collective, où il ne se trouve en présence qu’un pouvoir formidablement concentré et une multitude nivelée, il est évident que cet état ne conduit qu’à des alternatives de licence effrénée et de subordination ; il ne conduit pas à la liberté. Et cependant la liberté est dans l’âme de la France, tous les pouvoirs l’ont constaté. Désirs étranges et contradictoires, qui prouvent combien la révolution est peu connue encore, quoiqu’on pense la si bien connaître !

Les faits ne seraient rien, si on les séparait absolument d’un certain ordre général qui suit son cours, si on n’y voyait qu’une série d’accidens étrangers aux lois supérieures qui régissent le monde. Ils reprennent tout leur sens, au contraire, à la lumière de ces lois et des idées pour lesquelles les