Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 4.djvu/204

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

créaient un monde à part, qui n’avait rien de commun avec le monde dans lequel ils vivaient, un monde de cas de conscience, comme M. Hawthorne, ou un monde de formules mathématiques, de ballons et de cornues chimiques, comme M. Poë. Et ils agissaient sagement, si l’on veut se placer à un point de vue exclusivement littéraire ; mais à un autre point de vue l’extension croissante du roman de mœurs et de la littérature populaire explique les changemens qui sont en train de s’opérer dans la grande république aussi bien et mieux que le recensement officiel. La population s’est augmentée dans des proportions extraordinaires, la vie des villes a pris une importance qu’elle n’avait pas autrefois ; les fils des fermiers ont déserté le champ de leurs pères, et sont devenus des bourgeois et des marchands ; il y a plus de jeunes filles oisives et de demi-désœuvrées qu’autrefois. Tout ce monde de la caisse et du ballot veut être amusé, voilà tout, et il n’a pas besoin pour l’être d’inventions très délicates ; les plus vulgaires, pourvu qu’elles soient extravagantes, lui suffiront… De là les efforts des auteurs américains pour introduire le romanesque dans leurs compositions. Ces tentatives indiquent, non pas que la vie américaine offre des ressources romanesques, mais que certaines classes de la population se sont démesurément accrues. C’est un fait beau coup plus historique que littéraire que dénoncent cette foule de romans, — Ruth Hall, Rose Clark, le Veilleur de Nuit, Splendeur et Misère, — qui se succèdent depuis quelques années. Les populations urbaines augmentent et prennent le pas sur les populations rustiques, et ces populations demandent leur littérature, qui est toujours d’un ordre peu élevé et d’un goût équivoque. Quant au romanesque, dont cette littérature ne peut se passer, il est encore inoffensif et maussade ; il n’atteindra le charme littéraire qui lui est propre que lorsqu’un certain nombre de générations auront demandé à la vie les émotions banales qu’elles demandent aux pages imprimées, lors qu’une certaine corruption sera née, lorsque cette innombrable classe moyenne américaine, aujourd’hui dominante et sans contre-poids, aura autour d’elle des contrastes et des différences. Heureusement pour l’Amérique, cet état moral se fera attendre longtemps.


EMILE MONTEGUT.