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juger, en parfaite connaissance de cause, de ce qu’on peut appeler la situation morale de telle ou telle époque. On se tromperait fort en effet, si l’on croyait pouvoir juger de la situation morale d’une époque par son esprit, c’est-à-dire par ses ambitions, ses rêves et ses idées. Il y a presque toujours au contraire une contradiction très marquée entre la situation morale d’un siècle et son esprit ; l’idéal d’une époque est presque toujours ou supérieur ou inférieur à l’état des mœurs. Il arrive très souvent chez les peuples qu’une grande santé morale coexiste avec des préjugés grossiers et des théories très exclusives et très étroites, — cela s’est vu en Angleterre à différentes reprises, — et qu’une grande l’élévation d’intelligence s’unit à des mœurs très relâchées, — cela s’est vu souvent en France, et notamment au XVIIIe siècle. Si l’on veut juger de l’esprit d’un siècle, la littérature supérieure et élevée a seule de l’importance ; mais, si l’on veut juger de son état moral, la littérature secondaire et populaire est pleine de curieuses révélations et de tableaux qui sont de véritables documens.

Pour avoir une juste idée d’une époque, il faut donc se poser cette question : quels livres lisait la grande masse des hommes alors existans ? — Ainsi, pour citer un exemple, celui qui voudrait prendre une idée du XVIIIe siècle d’après la littérature sérieuse et philosophique ne comprendrait rien aux accusations qui ont été portées contre ce temps. S’il n’avait jamais lu que Montesquieu, Voltaire ou Jean-Jacques, il pourrait bien accorder que l’époque où ont vécu ces trois hommes a été plus orageuse, plus active, plus agitée que toutes les époques précédentes ; mais il nierait que leurs œuvres révèlent une corruption plus grande que celle des générations antérieures. Ce jugement serait aussi faux dans ce qu’il affirmerait que dans ce qu’il nierait. L’époque qui produisit ces livres où l’esprit humain se montra si inquiet, si agité, si révolutionnaire, est une époque de calme plat et de lente dissolution. Jamais la société ne vécut d’une vie plus paisible et plus heureuse ; jamais générations ne savourèrent aussi tranquillement l’existence et ne s’abandonnèrent aussi nonchalamment aux joies sensuelles. Tandis que l’esprit humain, par ses représentans les plus illustres, laisse échapper ses pressentimens, ses espérances, tantôt avec le ton de la sibylle comme chez Jean-Jacques, tantôt avec les emportemens nerveux de Voltaire, l’ensemble de la société continue à s’enfoncer tranquillement dans un marais sans écho. La peinture de ce marais, vous ne la trouverez point chez les illustres représentans du XVIIIe siècle ; mais si vous êtes hardi et aventureux, si vous ne reculez pas devant les boues fétides et les impasses immondes, ouvrez d’une main courageuse les livres qui firent le divertissement des multitudes, des belles dames et des mousquetaires,