Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 4.djvu/184

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Selim était à bout d’éloquence, et le morne silence qui accueillait ses beaux discours commençait à lui peser, quand Anifé se décida enfin à parler.

— Savez-vous, Selim, dit-elle très froidement, que j’ai souvent pensé que mon enfant n’était pas mort en naissant ?

Selim recula, pâlit, et un moment sa présence d’esprit parut l’abandonner.

— Que voulez-vous dire, Anifé ? balbutia-t-il.

— Eh bien ! oui, répondit la jeune femme avec le même calme, je suis presque certaine d’avoir été la victime d’un affreux complot. Mon fils est vivant. L’a-t-on assassiné ? l’a-t-on fait disparaître ? C’est ce que je saurai. La sage-femme a été évidemment soudoyée par des ennemis perfides que la justice ne peut manquer de découvrir.

— Mais ne se pourrait-il pas, objecta Selim, que cette femme eût tout simplement caché votre enfant dans la pensée d’obtenir une riche récompense en vous le rendant un jour ?

Anifé sourit d’un étrange sourire, car elle voyait que ses paroles avaient frappé juste. Elle répondit que si son enfant vivait encore, si on le lui rendait, elle accepterait une pareille explication, bien qu’elle ne la trouvât guère satisfaisante ; mais il fallait se hâter, car le kadi pouvait faire d’un moment à l’autre quelque grave découverte qui ne lui permettrait plus d’assoupir l’affaire. Selim ayant alors prononcé le nom de Maleka, la jeune femme avoua que, sans soupçonner personne, elle ne voyait qu’elle qui pût trouver une amère satisfaction à la priver de son enfant. — Et que diriez-vous, reprit vivement Selim, si j’écrivais à Maleka où en sont les choses ? Malheureusement nous n’aurons pas de réponse avant dix jours, et d’ici-là…

— D’ici-là, répondit Anifé, qui l’avait compris, d’ici-là nous ne ferons rien, si aucun indice ne vient confirmer mes soupçons sur la mort de mon enfant.

Ces paroles terminèrent l’entretien. Selim quitta la maison du kadi dans une agitation extrême, et Maleka reçut de lui, quelques jours après l’interrogatoire si habilement conduit par Anifé, une longue lettre, qui, loin de l’intimider, l’affermit dans ses projets de vengeance. Heureusement Anifé allait trouver contre son implacable ennemie un auxiliaire inattendu dans un jeune parent, dont le rôle, au milieu de toutes ces intrigues domestiques, avait été celui d’un observateur passif, et qui, en regard de la vieille dépravation musulmane, personnifiée par Ismaïl et Selim, représentait assez fidèlement une civilisation nouvelle et meilleure. C’est autour de ce personnage que viendront se grouper les derniers événemens de mon récit.

Christine Trivulce de Belgiojoso.

(La 2e partie au prochain n°.)