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affaiblissait considérablement l’intérêt que l’on avait porté d’abord à la pauvre délaissée. Ce n’est pas que la morale soit bien sévère en Asie, et que l’on considère comme un grand crime chez une femme mariée, surtout si son mari l’a quittée, d’avoir des yeux et un cœur pour un étranger ; mais on plaisantait et on riait en voyant toujours Selim à côté d’Anifé, et quand on rit, on n’est guère disposé à s’apitoyer.

Le temps des couches étant arrivé, Anifé quitta Kadi-Keui pour passer ce moment critique dans la maison de sa mère à Saframbolo. La Grecque fut appelée ; elle soigna la malade, reçut entre ses bras un charmant petit garçon qu’elle glissa dans une de ses manches, en même temps qu’elle tirait de l’autre un petit cadavre déjà raide ; bref, elle exécuta fidèlement la scène convenue à l’avance avec Selim. L’artifice eût été facilement découvert par des yeux plus clairvoyans que ne l’étaient ceux des parens d’Anifé ; mais le kadi et les autres membres de la famille n’en savaient pas long sur ces matières non plus que sur beaucoup d’autres. On se récria, on leva les yeux et les mains au ciel, on pleura, on se désola ; personne pourtant ne se désola d’aussi bon cœur que la pauvre Anifé, qui avait cru voir dans cet enfant un moyen de ramener le volage Ismaïl. — Tout me manque donc à la fois, s’écria la pauvre femme ; je n’aurai donc jamais personne qui m’aime et que je puisse aimer ! Tout à l’heure je souriais à mes tortures. Ah ! qu’elles me semblent affreuses maintenant que je sais qu’elles ne me rapporteront rien !

Et elle sanglotait, elle tombait en faiblesse, elle était si mal, que ses parens oublièrent bientôt l’enfant mort pour ne s’occuper que d’elle, ce dont la vieille Grecque fut très satisfaite, car elle sentait bien que son imposture ne pouvait supporter l’examen. Aussi s’adressa-t-elle à l’aïeule du kadi, tombée en enfance, pour lui demander si elle ne jugeait pas convenable qu’elle emportât le pauvre petit, afin d’enlever à la mère ce triste spectacle. L’idiote, qui n’avait rien compris, fit pourtant un signe de tête qui pouvait passer pour un consentement auprès de ceux-là du moins qui ignoraient son état de paralysie et le perpétuel branlement de tête qui en était le résultat. Satisfaite de ce consentement tacite, la Grecque gagnait déjà la porte lorsque Anifé, revenant à elle, s’écria qu’elle voulait voir ce qui lui restait de son enfant, et elle prononça ces mots d’un ton si décidé, que ses parens, peu accoutumés d’ailleurs à lui résister, n’osèrent supposer à sa volonté. On fit signe à la Grecque de rester et de s’approcher du lit. La vieille, voyant que la famille ne se prêtait pas sans regret au désir d’Anifé, crut pouvoir hasarder une objection. — Taisez-vous : et donnez-moi mon enfant, s’écria Anifé, devenue rouge de colère ; avez-vous peur qu’on ne vous accuse de l’avoir tué ? — Ces mots glacèrent la vieille, qui s’approcha du