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dessus je me sauvai à toutes jambes, croyant avoir le diable à mes trousses. N’y a-t-il pas là de quoi mourir cent fois de frayeur, noble effendi ? Oh ! depuis ce jour-là, je ne peux plus le voir, ce prétendu chat, sans trembler comme une feuille, et de plus je crains qu’il ne se doute de quelque chose, car il me regarde avec des yeux qui lancent à des étincelles… Oh ! laissez-moi partir, noble effendi, je vous en conjure.

— Ceci est grave, très grave même, répondit Ismaïl, qui n’était guère plus rassuré que la servante ; mais si je suis entouré de démons et de maléfices, j’ai plus que jamais besoin de serviteurs fidèles. Que deviendrais-je, si elle remplissait ma maison de sorciers et de sorcières déguisées ? Non, non, Lia, il faut rester et m’aider à déjouer ses trames affreuses… Et n’as-tu pas observé autre chose ?

La servante ne demandait pas mieux que de voir se prolonger l’interrogatoire. Munie des instructions de Selim, elle répondit en conséquence. Son but était de faire naître dans l’esprit du bey des doutes sur la jeunesse et la beauté d’Anifé. Elle assura gravement à Ismaïl que sa maîtresse s’enfermait chaque matin dans un cabinet où elle se faisait servir à déjeuner un poulet cru, et que le sang tout chaud de l’animal servait à ses ablutions. Elle ajouta qu’avant d’avoir fait sa toilette, Anifé ressemblait à une femme de soixante ans, et qu’il lui suffisait de quelques soins donnés secrètement à sa personne pour paraître fraîche et resplendissante. Le fait est que la toilette d’Anifé, sans rien emprunter à la magie, était cependant dirigée par la science des cosmétiques, que la jeune femme avait apprise d’une vieille Juive, jadis au service de sa mère. La Juive, pour donner plus d’autorité à ses recettes, les formulait en termes cabalistiques ; là se bornait toute sa sorcellerie. Quoiqu’il en soit, Ismaïl écouta très sérieusement les bavardages de la servante, obtint d’elle la promesse de rester à son service, et la congédia, pleinement convaincu de la nature diabolique de sa jeune épouse.

Pendant qu’Ismaïl délibérait s’il ne quitterait pas tout de suite Anifé pour aller rejoindre Maleka et ses vingt mille piastres, le rusé Selim ne perdait pas son temps. Autorisé à faire la cour à la femme d’Ismaïl, il trouvait le jeu amusant et n’était pas fâché de le faire durer. Dans ses nombreux entretiens avec Anifé, il parvint aisément à lui faire entendre qu’il connaissait tous ses griefs contre son mari, qu’il la plaignait de toute son âme, qu’Ismaïl lui paraissait plus fou encore que criminel, et qu’elle possédait en lui, Selim-Effendi, un ami dévoué prêt à lui rendre justice. Anifé ne pouvait rester complètement insensible à ces protestations de dévouement. Écoutant avec délices les flatteries que lui prodiguait l’effendi, elle oubliait sans trop de peine que cet admirateur passionné n’était pas son mari. — Tout va bien, disait Selim à Ismaïl ; je suis certain que