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savaient plus comment la satisfaire : elle leur donnait cent ordres contradictoires, et si l’une d’elles essayait de se justifier ou seulement de s’excuser, c’était par des accès de rage, des torrens d’injures et quelquefois des coups qu’elle lui répondait.

Quelques-unes de ces servantes étaient d’anciennes esclaves attachées à la maison du bey, et les deux plus jeunes et plus alertes avaient passé quelques années au service de Maleka. Selim-Effendi eut avec l’une d’elles un entretien, et, le lendemain même de cette conférence mystérieuse, la servante se présenta à Ismaïl pour lui demander son congé.

— Et pourquoi veux-tu nous quitter ? dit le bey.

— Je désirerais que votre seigneurie me permît de ne pas m’expliquer là-dessus.

— Je t’ordonne au contraire de ne me rien cacher. Anifé t’a querellée ?

— Oh ! effendi, elle ne fait que cela du matin au soir, et je ne quitterais pas votre maison pour un pareil motif ; mais il y a des choses qu’une bonne musulmane ne peut voir sans mettre son âme en péril, et je désire m’en aller sans en dire davantage.

Ismaïl fit quelques pas en arrière, comme s’il eût vu un serpent se dresser sous ses pieds. Surmontant bientôt cette faiblesse indigne d’un Osmanli, il se rapprocha de la servante, et lui dit : Voyons, Lia, de quoi s’agit-il ? Parle-moi franchement. Qu’as-tu vu dans Anifé qui éveille tes scrupules religieux ?

— Ah ! si votre seigneurie savait ! Votre seigneurie a-t-elle remarqué Elmas ?

— Quoi ! le chat d’Angora ?

— Le chat… d’Angora ! … Oh ! effendi !

— Qu’y a-t-il ? Ne serait-ce pas réellement un chat d’Angora ?

— J’ignore ce qu’il est et ce qu’il n’est pas ; mais si votre seigneurie entendait comme moi Anifé-Kanum[1] parler au prétendu chat ! … Tous les soirs elle s’enferme une heure avec lui. Avant-hier, me trouvant dans la chambre d’à côté, je l’entendis qui causait d’une voix toute douce, oh ! bien différente de sa voix ordinaire… — Bel Elmas, disait-elle, mon gentil seigneur, pourquoi ne me regardez-vous pas aujourd’hui ? Aurait-on le malheur de vous déplaire ? Que faut-il que je fasse pour obtenir mon pardon ? … Et figurez-vous mon effroi, noble seigneur, lorsque j’entendis… ah ! mais j’entendis aussi distinctement que je m’entends moi-même en cet instant une petite voix flûtée, pas de beaucoup plus grosse que celle d’un véritable chat, dire : Anifé, je ne suis pas content de vous, parce que… Et là-

  1. Kanum est le titre que l’on donne généralement aux femmes des beys et des nobles ; Anifé-Kanum se traduirait « madame Anifé. »