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un peu mon parent, un frère d’adoption, devant qui elle n’a pas besoin de se voiler.

— Très bien, je feindrai même pour elle une admiration sans bornes, mais promettez-moi de ne pas être jaloux.

— Non, non, soyez tranquille ; ayez l’air amoureux, si vous le pouvez et si vous le jugez utile à l’accomplissement de nos projets.

— Il n’est rien que je ne fasse pour vous tirer de l’abîme où je vous vois plongé.

— Ah ! oui, un abîme ! un affreux abîme !

Et le sensible Ismaïl, qui songeait d’un côté aux richesses d’Anifé et de l’autre aux vingt mille piastres près de tomber dans la poche de Maleka, fut au moment de verser des larmes.

La présentation eut lieu le jour même. Anifé, qui connaissait les rapports de Selim-Effendi et de Maleka, et qui n’eût pas été fâchée d’enlever cet adorateur à sa rivale, fut charmante pour Selim. contrairement à ses habitudes de réserve excessive, elle ne s’occupa guère de son voile, qu’elle laissa flotter sur ses épaules, mettant à découvert un minois moins régulier que celui de Maleka, mais plus frais, et qui, au total, n’avait pas besoin de sorcellerie pour plaire. Selim en fit l’aveu à Ismaïl, et déclara que si Anifé possédait légitimement ce visage-là, il n’y avait pas à lui reprocher de machinations.

— C’est là qu’est la question, observa judicieusement Ismaïl, et on eût pu penser qu’il n’abandonnait pas sans regrets l’hypothèse de Selim-Effendi.

Ce vœu secret en dit assez sur le bonheur domestique dont jouissait Ismaïl-Bey. Nous connaissons déjà quelque chose du caractère d’Anifé, et nous savons à quel instinct elle obéissait quand elle se prétendait fascinée par son mari. Ce que nous n’avons pas dit, c’est que la petite ressentait véritablement la passion qu’elle avait d’abord simulée. Oui, Anifé était éprise d’Ismaïl. Ce n’était pas un amour pur, constant, dévoué, tel qu’il peut résulter de la conformité des caractères, de l’estime et de la confiance mutuelle entre deux êtres destinés à descendre ensemble le courant de la vie. C’était une fantaisie, un entêtement, une espèce de défi jeté au sort, car Anifé sentait bien qu’elle n’était pas aimée, et elle eût donné tout le sang de son corps pour acquérir la conviction contraire, ne fût-ce que pour une minute. Cet amour acharné et nullement payé de retour aigrissait le caractère d’Anifé. Jamais elle n’avait aimé ni la contrariété ni la contradiction ; mais, depuis son mariage, l’une et l’autre lui étaient devenues insupportables. Elle émettait les pensées et les opinions les plus étranges, et sitôt qu’on y trouvait à redire, elle les soutenait et les défendait, avec une ardeur qui eût fait d’elle en d’autres circonstances une véritable martyre de sa foi. Les servantes ne