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ment d’épargner les spectacles peu édifians à ses yeux et les libres discours à ses oreilles. De là chez elle un instinct précoce qui ne lui permit pas d’ignorer longtemps la nature du trouble qu’éveillait en elle la présence ou la pensée de son oncle. Sans pouvoir lui pardonner le dédain qu’il avait témoigné à sa mère, elle s’abandonnait volontiers à l’espoir de remplacer dans le cœur d’Ismaïl la maussade et hautaine Maleka. Elle confia cet espoir à sa mère, et la conférence qui eut lieu entre elles à ce sujet donnera une idée de ce que devient la coquetterie féminine, perfectionnée de bonne heure par l’éducation du harem.

— Ma mère, commença par dire Anifé, il y a longtemps que mon oncle n’est venu nous voir.

— Pas si longtemps, ma fille : il était ici il y a une quinzaine de jours environ.

— Oh ! non, ma mère. Il y a bien trois semaines qu’il n’est venu, et le temps me paraît bien long…

— Je ne savais pas que tu trouvasses tant de plaisir à voir Ismaïl-Bey.

— Comment t’expliquer ce que j’éprouve ? Il me semble que je le déteste autant que par le passé, et cependant il m’est venu des idées singulières, des idées que je n’avais pas l’année dernière, et qui me préoccupent beaucoup. Ne trouves-tu pas que mon oncle Ismaïl a une belle figure ? En vérité, je fais quelquefois des vœux pour qu’il devienne amoureux de moi. Cette vilaine Maleka, qu’il t’a préférée, serait au désespoir, et j’aurais ainsi double plaisir.

— Ce mariage avec Maleka, il n’eût tenu qu’à moi de l’empêcher, reprit la mère ; mais quels sont tes projets, et que ferais-tu, si Ismaïl-Bey te demandait en mariage ?

Anifé rougit et pâlit presqu’en même temps. — Ce que je ferais ! répondit-elle en fixant sur sa mère des yeux où rayonnait une joie maligne. J’accepterais Ismaïl-Bey pour époux, et je lui ferais payer cher ses dédains d’autrefois.

Un moment de silence suivit cette réponse. Ce n’est pas que Fatma réfléchit en ce moment sur la convenance du choix fait par Anifé. Non, elle comparait seulement les tchifliks, les troupes de buffles ou de chèvres qui composaient l’avoir d’Ismaïl avec les biens considérables assurés à sa fille dans le présent comme dans l’avenir. — Ton oncle est assez embarrassé dans ses affaires, dit-elle enfin ; son mariage avec Maleka ne l’a pas enrichi ; il possède encore pourtant quelques terres, et s’il avait seulement un peu d’argent comptant, sa situation changerait bientôt. Cet argent, tu pourras le lui apporter, car ton père a eu soin de déposer chez un ami sûr des bijoux de grand prix qu’il t’a destinés, et qui, réalisés, feront une belle somme.