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terre possédée jusqu’alors par celle qui était devenue sa femme.

À défaut d’Ismaïl, Fatma eût pu épouser un des autres frères de Mustapha ; mais celui qui venait après Ismaïl, Hassan, était presque idiot, et Fatma déclina l’honneur de lui appartenir. Quant à Halil, le plus jeune des quatre frères, il ne manquait ni d’intelligence, ni d’adresse ; mais d’assez mauvais bruits couraient sur son compte. On parlait de jeunes filles qui avaient attiré son attention, et qui, enlevées brusquement à leurs familles, n’avaient jamais reparu dans le pays ; on lui attribuait aussi certaines opérations pécuniaires que répudiait la stricte probité. Fatma prit donc sur elle, vis-à-vis de Halil comme vis-à-vis de Hassan, l’initiative du refus, ce qui la privait d’une pension que, dans le cas contraire, ses beaux-frères auraient été forcés de lui accorder. Les parens de Fatma étaient assez riches pour supporter les conséquences d’une telle démarche. La veuve de Mustapha allait d’ailleurs épouser un kadi qui était en même temps un gros propriétaire. C’est peu de semaines avant le départ de Fatma pour la ville habitée par ses parens et par le kadi qu’eut lieu la petite scène qui ouvre ce récit.

Fatma quitta sans trop de regret, — cette scène l’aura fait comprendre, — le village de Kadi-Keui, pour aller rejoindre sa famille et habiter le magnifique palais de son nouvel époux le kadi. De riches parures, de splendides bijoux, et, plus encore que tout cela, la haute position de son mari, firent aisément oublier à Fatma les blessures qu’avait reçues son amour-propre dans la maison d’où l’éloignait le refus d’Ismaïl-Bey. Toutefois le caractère faible et imprévoyant de ce dernier lui ménageait d’autres compensations, et le contraste entre les deux familles, gouvernées en réalité l’une par Fatma, l’autre par Maleka, allait se prononcer de plus en plus.

Quand on signe un contrat en Turquie, il faut toujours se préparer à découvrir, au bout d’un certain temps, qu’on n’a rien fait de ce qu’on a cru faire, tant il y entre de conditions multiples ou subtiles dont il suffit d’oublier une seule pour que le contrat soit nul. Or, comme il est rare qu’une omission de ce genre puisse être évitée, celle des deux parties qui désire reprendre sa liberté trouve toujours moyen de surprendre l’autre en défaut, et avec un peu d’argent elle entame une poursuite judiciaire qui lui donne nécessairement raison. Maleka avait fait donation à Ismaïl de tous ses biens paraphernaux, mais elle avait négligé de s’assurer le consentement par écrit de ses locataires et fermiers. Ismaïl-Bey, sans se préoccuper de l’oubli de cette précaution, avait disposé en maître des propriétés de Maleka, et, comme il était criblé de dettes, il avait jugé bon de les vendre en détail au profit de ses créanciers. Il n’avait rien négligé d’abord pour que ces transactions restassent secrètes, mais à la longue le