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se croisent, ne font qu’épaissir les ténèbres dont cette étrange affaire est enveloppée. Depuis la mort de M. de Hinckeldey, on veut absolument que le mystère ait disparu, et bon nombre de gens signalent dans ce bizarre imbroglio une preuve nouvelle des influences hostiles qui se surveillent et se combattent au sein même du pouvoir[1].

Le président du conseil des ministres ne devait pas sortir ébranlé de cette lutte. M. de Manteuffel rend d’incontestables services ; un tel homme ne se remplace pas aisément. Il est accoutumé depuis longues années déjà à toutes les difficultés de sa situation ; il s’en accommode, il s’y trouve à l’aise, et déploie de merveilleux efforts pour atténuer le mal que font ses adversaires. Si M. de Manteuffel quittait la présidence du conseil, quels cris de triomphe dans le camp des hobereaux ! Le ministère, qui renferme déjà dans son sein plusieurs membres du parti piétiste, passerait inévitablement sous l’influence des hommes qui veulent rayer de la constitution ce simple article, principe et fondement de la société moderne : « Tous les Prussiens sont égaux devant la loi. » J’étais à Berlin lorsque M. Wagner, ancien rédacteur de la Gazette de la Croix, portait cette proposition à la tribune de la seconde chambre ; j’ai entendu ce singulier homme d’état, j’ai entendu M. Louis de Gerlach et M. Stahl déclamer pendant deux jours contre cette satanique égalité, et je crois pouvoir dire que, sans la résistance de M. de Manteuffel, la proposition était à peu près assurée du triomphe. Malgré son mystique enthousiasme pour les magnificences du moyen âge, le petit-

  1. On comprendra sans peine les raisons de haute convenance qui nous défendent d’insister sur ce point. Les journaux allemands ont seuls pu discuter les accusations vraiment incroyables qu’on a prétendu faire peser sur quelques-uns des premiers personnages de l’état. Nous essayons de tracer un fragment de l’histoire politique de notre siècle ; nous n’avons pas le goût des questions inquisitoriales et des personnalités irritantes. Comment ne pas signaler cependant l’étrange justification attribuée à M. Seiffart, vice-président de la cour des comptes ? Il parait que M. Seiffart, peu de temps après le vol des dépêches, et au moment où l’on soupçonnait si follement la légation française, avait été vaguement accusé d’avoir favorisé cette singulière opération diplomatique, en haine de la Russie et dans l’intérêt des puissances occidentales. M. Seiffart n’a pas cru pouvoir garder plus longtemps le silence, et, obligé de se défendre contre une accusation si grave, il a dit ce qu’il savait. Or M. Seiffart affirme qu’il savait tout, et ses révélations sont de telle nature que j’hésite même à y faire allusion. Consignées dans des mémoires secrets et mises au jour après la disparition des acteurs, elles auraient pu exercer la sagacité contentieuse des érudits ; publiées aujourd’hui, personne n’ose y toucher. S’il est un pays au monde où le président du conseil des ministres se croie obligé de surveiller son souverain, de faire épier ses démarches et surprendre ses lettres ; s’il est un pays où les conseillers secrets du monarque aient aussi leurs agens auprès des conseillers officiels, où l’espionnage enfin soit organisé dans tous les sens et amène des imbroglios à s’y perdre, ce n’est pas de la Prusse ; ce n’est pas de la cour de Berlin qu’il est question ; laissons ces choses dans le domaine qui leur est propre : ne confondons pas la comédie politique avec l’histoire.