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par une vigilance, une présence d’esprit, une intrépidité égales à la grandeur du péril. Or, une fois l’ordre rétabli dans la rue, on vit paraître tout un régiment assez étrangement composé, qui s’était tenu à l’écart au moment de la bataille. C’étaient ces seigneurs de la Poméranie qui avaient joué un rôle si fâcheux à la diète de 1847. On les appelle à Berlin les Junker, c’est-à-dire en français les hobereaux. Ce terme de dédain n’est que trop bien justifié ; le parti des hobereaux ne brille ni par l’intelligence politique, ni même, assure-t-on, par le prestige de la fortune. Quand on n’a pas le sentiment du temps où l’on vit et qu’on ne rachète pas cette ignorance par l’éclat des glorieux souvenirs, quel office peut-on remplir au sein de l’état ? Les hobereaux suppléèrent à l’esprit politique par la violence, au prestige personnel par la hardiesse des prétentions. Déclarer ouvertement la guerre au régime constitutionnel, insulter en toute occasion les principes qui sont la base même des sociétés modernes, rejeter l’égalité civile comme une victoire de l’esprit du mal, réclamer les privilèges féodaux, vouloir ramener l’état six cents ans en arrière, et par là renier avec une fureur insensée, non pas seulement le XIXe siècle, mais le XVIe voilà en quelques mots l’intelligent programme de ce parti. Mais quoi ! dira-t-on ; de telles prétentions sont-elles dangereuses ? Ne suffit-il pas, pour les écarter à jamais, d’apprendre aux seigneurs poméraniens les premiers élémens de l’histoire de leur pays ? Ces brillans gentilshommes, figures imberbes ou têtes à barbe grise, ne paraissent pas savoir très exactement ce qu’était la Prusse avant la réforme ; faites-leur dire par un écolier que la Prusse n’existait pas au moyen âge, et que sans la révolution religieuse, premier fondement des libertés modernes, elle ne serait rien encore aujourd’hui. — Prenez garde, la chose n’est pas aussi simple. Le roi de Prusse est un artiste, un archéologue, à la pensée brillante et à l’imagination mystique. Il aime le moyen âge comme l’aimait Novalis ; il l’aime en savant et en illuminé. Restaurer des cathédrales, rien de mieux ; mais s’il était possible de fonder, au sein même du protestantisme, des institutions politiques analogues à celles du moyen âge, cette espèce d’archéologie ne serait-elle pas bien préférable à l’autre ? Tel est le rêve de Frédéric-Guillaume IV. Il voudrait que le protestantisme pût créer en Prusse ce que le catholicisme avait organisé dans l’Europe du XIIIe siècle ; il y ajouterait même des amendemens, et l’œuvre féodale serait corrigée sur bien des points. Quel spectacle pour la pensée éblouie ! quelle cathédrale merveilleuse ! Les quatre ordres, paysans, bourgeois, noblesse, clergé, superposés l’un à l’autre, et au-dessus de l’édifice, le roi, médiateur entre le ciel et la terre ! Les hobereaux, en flattant les poétiques fantaisies de Frédéric-Guillaume,