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Quand il m’arrive de fermer les yeux pour rêver un monde idéal, je ne vois pas un lac artificiel entouré de chalets factices, des allées où roulent d’innombrables calèches achetées d’hier et qui seront probablement revendues demain, toute une foule oisive et dorée au milieu d’un paysage ravissant, mais faux. Je vois la réalité au lieu de l’apparence, une véritable campagne arrosée par une véritable rivière, semée d’habitations rustiques et peuplée de familles laborieuses. L’art de l’homme, corrigeant partout les inégalités de la nature, y a sérieusement trouvé l’union de l’utile et du beau. La rivière, contenue dans ses bords, roule en paix ses eaux transparentes, et féconde par des dérivations, latérales les plaines qu’elle traverse, au lieu de les dévaster par ses inondations. Les prairies, tout aussi vertes que des pelouses, s’étendent à perte de vue, et, fertilisées par la culture la plus attentive, nourrissent d’innombrables animaux, moutons chargés de laine, chevaux à la course rapide, vaches aux mamelles gonflées de lait. Les routes, non moins bien entretenues que des allées de parc, circulent au milieu des champs couverts de blé et des vignes chargées de fruits ; les chars qui portent la moisson ou la vendange se croisent facilement dans tous les sens. Les maisons, tout aussi élégantes, mais plus commodes que les chalets les plus découpés, s’entourent aussi de fleurs et d’ombrages ; mais ceux qui les habitent et qui les possèdent les ornent de leurs propres mains et y goûtent en paix une aisance achetée par le labeur de chaque jour. À peu de distance apparaît la ville, qui, aussi bien pavée, aussi bien éclairée qu’une capitale, n’a que quelques milliers d’habitans, tous livrés à la pratique des arts, des sciences, des industries, et garantis par leur petit nombre et par leurs épargnes contre les dangers des grandes agglomérations. Derrière des futaies séculaires s’élèvent çà et là quelques châteaux, séjour respecté des influences utiles, des capitaux accumulés, des loisirs honorablement gagnés et honorablement remplis : partout la richesse par le travail et l’honnêteté, nulle part la corruption, le luxe et le jeu ; et pour achever de donner à l’homme toute la somme de bonheur dont il peut jouir sur cette terre, l’église, dominant cette scène à la fois active et paisible, rappelle à tous la pensée de Dieu et les console par la perspective de l’infini des maux inévitables de notre nature.

Malheureusement il est plus facile d’obtenir en ce genre le faux que le vrai : l’un n’exige que quelques millions dépensés avec goût, l’autre demande beaucoup plus de temps et de peine ; mais aussi quelle différence dans les résultats ! Et combien l’œil et le cœur se reposent plus délicieusement sur la vérité que sur l’apparence !


LEONCE DE LAVERGNE.