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Paris d’ouvriers. La Marche et le Limousin, d’où viennent les maçons, n’ont presque plus d’habitans actifs ; la culture y est littéralement suspendue[1]. Rien de mieux entendu à coup sûr que ces travaux qui ont pour but de porter l’air et la lumière dans les vieux quartiers de la capitale, de rejeter vers les extrémités la population qui s’accumulait au centre ; mais cette transformation salutaire peut s’opérer plus ou moins vite. Si ce qu’on a fait en cinq ans s’était fait en dix, il y aurait de moins à Paris 50,000 ouvriers qui contribuent à tout enchérir et qui manquent ailleurs ; la hausse sur les loyers, les salaires, les matériaux, les subsistances, eût été moins forte. Le résultat désiré paraît acquis maintenant dans ce qu’il a de plus frappant. Paris est bien décidément, sans aucune comparaison possible, la plus magnifique ville du monde ; il serait temps de songer un peu plus à la France, qui pourrait bien devenir, si l’on n’y prend garde, un des plus pauvres pays de l’Europe, au moins pour la moitié de son étendue.

C’est une erreur assez commune et assez naturelle que de confondre le luxe avec la richesse. Le luxe est la richesse apparente, visible, concentrée, mais improductive. Vous possédez un million, je suppose ; il n’est pas indifférent que vous le consacriez à bâtir un palais ou à construire des fermes et des manufactures. Dans l’un et l’autre cas, la commande immédiate du travail est la même ; mais votre million dépensé, la différence commence. D’un côté, vous avez un palais somptueux, mais qui, loin de donner du revenu, exige de grandes dépenses de réparation et d’entretien ; de l’autre, des fermes pleines de bétail, des greniers chargés de blé, des champs couverts de moissons, des ateliers infatigables qui fournissent à l’infini du drap, de la toile, des outils. J’aime autant qu’un autre le luxe et les arts : mais, dans un état bien ordonné, ils ne doivent pas dépasser une certaine proportion. La Rome des césars était splendide aussi ; Auguste disait en mourant qu’il l’avait trouvée de brique et qu’il la laissait de marbre ; malheureusement l’Italie était inculte et dépeuplée, et, pour nourrir le peuple romain, il fallait faire venir du blé de la Sicile et de l’Afrique. Nous n’en sommes pas là, Dieu merci ! nous n’y serons jamais ; la civilisation moderne est trop puissante pour que des causes analogues amènent tout à fait les mêmes effets : il n’en est pas moins vrai que l’équilibre entre les travaux produc tifs et les travaux improductifs semble rompu, et qu’il y a urgence à le rétablir.

Évaluons au vingtième de la population virile ce qu’il est possible de rendre aux emplois utiles, en ramenant les dépenses militaires

  1. On estime à 50,000 le nombre des maçons sortis cette année du seul département de la Creuse ; la population totale étant de 287,000 âmes, c’est plus du sixième, ou la presque totalité de la population virile et valide.