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noble fille du sénateur, attristée que Lorenzo pût lui attribuer des : idées aussi mesquines. Sans me croire au-dessus des femmes de ma condition, je sais comprendre la sainteté d’une affection et le prix qu’on doit y attacher. Le chevalier Grimani n’a droit qu’à mon estime, et plût à Dieu que je fusse plus digne d’apprécier les nobles qualités qui le distinguent !

— Eh bien ! répondit Lorenzo avec un redoublement de tendresse, en saisissant de nouveau la taille de Beata, qu’il entraîna doucement sur le balcon, qui vous arrête, et pourquoi résister à l’amour qui1 nous convie à ses félicités ? Y a-t-il sur la terre un bonheur comparable à celui de deux âmes qu’une attraction divine a rapprochées malgré les obstacles de la société ? N’est-ce pas la Providence qui, de mon humble berceau ; m’a conduit à la villa Cadolce en cette belle nuit de Noël, où je vis briller dans vos yeux compatissans l’étoile de ma destinée ? Vous avez pétri mon cœur de vos mains pieuses et délicates, vous y avez gravé votre image et l’avez rempli de vos concerts. Je ne suis qu’un écho, qu’une statue muette qu’anime un rayon de votre grâce enchanteresse, comme ce colosse de l’antiquité qu’un regard de l’aurore rendait éloquent. Parlez, Beata, qu’un souffle de votre âme féconde la mienne et m’entr’ouvre les cieux. Rien n’est beau, rien n’est grand, rien n’est doux comme l’amour.

Lorenzo tremblait en disant ces mots à voix basse. Beata, les coudes appuyés sur le balcon, cachait sa tête entre ses deux mains, comme pour mieux se garantir contre la séduction d’un si doux langage. — Ah ! le bonheur !… répondit-elle en poussant un soupir et après avoir savouré la chaste émotion qu’elle venait d’éprouver. Et le devoir, Lorenza, et mon père, qui mourrait de douleur !…

Le chevalier Sarti fut un peu déconcerté par cette exclamation, qui trahissait les perplexités de Beata, placée entre la voix de sa conscience et l’élan de son cœur. Dans toute autre circonstance, Lorenzo eût compris ce qu’il y avait de tendresse refoulée et d’élévation de sentimens dans la plainte de la noble fille ; mais, jeune comme il était et fasciné par la passion, il répliqua avec vivacité : — Si le sénateur Zeno aime sa fille un peu plus qu’il ne tient à ses préjugés, il ne résistera pas longtemps à la voix de la nature. Parlez donc, rompez ce silence funeste qui vous consume, ayez le courage de vos sentimens, et ne vous laissez point immoler à de prétendues convenances sociales, échafaudage d’iniquités et de sophismes derrière lequel se cache l’orgueil implacable des familles. Si Dieu n’avait placé au fond de notre cœur une source inépuisable d’inspirations généreuses qui communiquent à l’esprit le pressentiment de l’infini, si la spontanéité de l’âme, d’où nous vient la notion du juste et du beau, n’était heureusement à l’abri de la volonté, si la poésie, si