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se jeta dans le tourbillon de Venise, il courut les théâtres, les casinos, cherchant à s’étourdir, à se donner de l’importance et à user la fièvre qui le dévorait ; mais après quelques semaines de dissipations et d’enivrement, lorsque le chevalier Sarti se vit fermer toutes les portes des maisons amies, qu’il n’entendit plus parler de Beata et qu’il vit échouer toutes les tentatives qu’il avait faites pour la rencontrer et lui parler, il comprit qu’un grand changement venait de s’accomplir dans sa destinée, et qu’il était tombé d’un paradis qu’il ne pouvait espérer de reconquérir que par l’audace et le concours des événement politiques qui se préparaient. Ce n’est pas que le chevalier Sarti fût animé d’aucun mauvais sentiment, et que la reconnaissance qu’il devait à la famille Zeno fût déjà trop lourde à son cœur ! Non, ses aspirations généreuses vers une meilleure organisation des sociétés humaines ne cachaient pas sous de vaines paroles cette haine des supériorités naturelles qui ronge les démocraties modernes. Jeune, ardent, ambitieux de connaître, de s’élever et d’élargir la sphère de son activité morale, Lorenzo, dont le cœur était rempli de tendresse et de véritable dévotion pour tout ce qui est grand et noble, s’était formé un idéal de la vie qui se confondait avec son amour pour Beata, l’unique et forte passion de son âme. Pour plaire à la femme qui planait au-dessus de son imagination ravie, il était capable de tout entreprendre et de tout supporter ; mais cet amour méconnu ou dédaigné pouvait le porter aux actes les plus désespérés. D’une intelligence vive et fort étendue, doué à un très haut degré de cette sagacité d’observation qui caractérise les Vénitiens, le chevalier Sarti tempérait ou, pour mieux dire, il affaiblissait ces qualités militantes de l’esprit par un penchant à la rêverie, par un goût excessif pour les fictions romanesques qui en eût fait plutôt un poète qu’un homme politique. Aussi n’avait-il été entraîné à la révolte des étudians de Padoue que par les suggestions de cet inconnu dont nous avons parlé, et, une fois dans la mêlée, il n’était pas dans le caractère de Lorenzo d’y jouer un rôle secondaire.

Le bruit de cette révolte était parvenu à la connaissance du sénateur Zeno. Dans le rapport qui fut transmis aux inquisiteurs d’état, le nom du chevalier Sarti figurait parmi les instigateurs de ce désordre. On pense quelle dut être la surprise de ce grave personnage en apprenant qu’un client, qu’un membre presque de sa famille était compromis dans une manifestation contre le gouvernement de Venise ! Les circonstances étaient trop périlleuses et l’esprit public trop disposé à l’insubordination pour qu’un homme comme le sénateur Zeno hésitât à donner un exemple de sévérité. Il ordonna immédiatement à l’abbé Zamaria d’éloigner de son palais ce jeune téméraire qui avait pu oublier le rang où il avait été élevé et les