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oppressé à travers les larmes qui inondaient son visage. — Mais c’est impossible, s’écria-t-il après un court silence et par un de ces contrastes si naturels à la passion, non, Beata n’a pu me trahir ! Jamais le mensonge ni la dissimulation n’ont approché de cette âme digne du ciel et du respect de la terre. La main qu’elle m’a laissé presser dans la gondole, les larmes que j’ai vues couler, la promenade à Murano, l’accueil qu’elle m’a fait pendant les derniers instans de mon séjour à Venise et à la grande soirée du palais Zeno, lorsque, tout émue de la musique divine de Palestrina, elle me fit signe de m’approcher d’elle et que je pus lui dire tout bas d’une voix tremblante : ah ! signora… que ne puis-je mourir aujourd’hui ! l’expression d’ineffable douceur que je vis éclater alors dans ses beaux yeux,… l’accent de mélancolie qui s’exhalait de sa bouche adorée en chantant le duo de Paisiello :

Ne’ giorni tuoi felici
Ricordati di me…


non, ce n’étaient pas là des artifices d’une coquetterie vulgaire. Tout mon être me répond de la sincérité de ses sentimens : c’est bien son cœur qui parlait au mien, car l’amour ne peut pas plus se cacher que la lumière. On l’aura trompée comme moi, on l’aura obsédée… elle aura succombé, comme succombent toutes les femmes, de lassitude morale et pour avoir la paix domestique. Après avoir tué le père, on veut torturer et déshonorer le fils ; mais ils prennent mal leur temps pour accomplir ce second sacrifice : le fils ne se laissera pas égorger aussi facilement que le père. J’irai à Venise, j’irai sur prendre ce vieillard hypocrite qui apporte dans sa famille les habitudes d’un inquisiteur d’état, et je lui prouverai que le chevalier Sarti a mis à profit les leçons qu’on lui a payées à l’université de Padoue.

Ainsi parlait Lorenzo, troublé par une révélation si inattendue, passant tour à tour de l’exaltation à l’abattement, de la superbe juvénile aux larmes de l’amour, qui était la force et aussi la faiblesse de ce caractère passionné. Il fut surpris par les premières clartés du jour errant encore sous les longues arcades de la ville silencieuse. Cependant des groupes d’étudians, qui paraissaient se diriger vers un but indiqué d’avance, débouchaient de toutes parts en poussant des cris joyeux. Les uns avaient à leurs chapeaux de larges cocardes tricolores, les autres portaient des bannières illustrées de légendes philosophiques ; des bandes de musiciens précédaient quelques-uns de ces groupes en jouant des airs nouveaux d’un rhythme vif et entraînant. Lorenzo, épuisé par la fatigue et absorbé dans ses réflexions douloureuses, regardait ce spectacle d’un œil indifférent et sans y rien comprendre lorsqu’il s’entendit interpeller.