Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 3.djvu/778

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

me sentis courageux et gai ; je montai sur mon cheval, je traversai ce lac, qui avait au moins un mille de long ; ce fut le travail d’une bonne heure : mon cheval glissait, s’embourbait ; il chancelait et trébuchait comme un homme ivre. Je songeai plusieurs fois à descendre pour le soulager ; mais j’étais incapable de me tenir sur mes jambes. Quand le pauvre animal mit le pied sur la terre ferme, je poussai un long soupir de satisfaction. La pluie avait cessé, le soleil faisait mine de se montrer, le vent chassait les nuages ; le soleil et le vent allaient sécher mes habits. La route était très accidentée : des deux côtés s’élevaient de gracieuses collines couronnées de blanches vapeurs ; des milliers de perdrix s’envolaient bruyamment à mon approche ; des troupeaux de chevreuils assis dans l’herbe me regardaient avec surprise et sans effroi ; tout cela me réjouissait. Il y avait bien ça et là quelques nappes d’eau à traverser, mais je ne me plaignais plus. Vers dix heures du matin, je rencontrai une rivière dont je n’avais jamais entendu parler. Je pensai que c’était un cours d’eau improvisé par la pluie, et j’y entrai gaiement et même avec un peu de dédain ; mais les chevaux de ce pays ont un instinct d’une incroyable finesse pour deviner le danger : le mien n’était que trop impressionnable, et depuis notre départ il avait acquis une délicatesse désolante. Dès que l’eau lui monta au poitrail, il s’arrêta, craignant d’en avoir par-dessus la tête ; il refusa obstinément d’avancer ; je le priai, je le conjurai, je l’encourageai des pieds et des mains, je le frappai : rien n’y fit. Je descendis, conduisant la bête par la bride et allant à la découverte. Voyant à fleur d’eau des feuilles de nénuphar, je ne réfléchis pas que ces feuilles pouvaient avoir des tiges de cinq ou six pieds, et j’allai de ce côté. Dès le premier pas, j’en eus jusqu’à la ceinture, début qui m’effraya et me fit rétrograder. Je remontai sur mon cheval, et tentai le passage en d’autres endroits ; mais j’avais beau faire, mon cheval s’arrêtait dès que l’eau lui arrivait au poitrail. Ce dernier incident, que je ne savais comment surmonter, et devant lequel je ne pouvais rester indéfiniment arrêté, me rejeta dans le désespoir, quoique j’eusse passé par des difficultés plus rudes. Le courage me manqua subitement ; je dis même, ingrat que j’étais : « Mon Dieu ! c’est trop souffrir ; mon énergie a des bornes, et mes peines n’en ont pas ; j’ai payé à l’humanité ma dette de dévouement ; que d’autres me remplacent ! Je vais rentrer en France et n’en sortirai plus. » Je pleurais comme un enfant qui n’a pas ce qu’il veut ; l’instant d’après, je riais en songeant à ce calice amer que je ne pouvais vider, j’eus comme un petit accès de folie ; je me décidai à retourner vers le Salado. Après une heure de marche, j’aperçus une charrette, et je fus bien étonné en reconnaissant notre cocher et Charles, qui donnaient sur les