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inconnus, étaient pleins de marécages, le curé me prêta Zéphir, son cheval favori, animal rapide et agile qui sautait par-dessus les clôtures quand la porte était fermée ; il me donna un nègre pour guide, et pour compagnon un artilleur de la garde nationale. Nous passâmes vers cinq heures du soir le Mississipi dans un bateau qui nous déposa sur une sorte de plage laissée récemment à découvert par le fleuve. Débarqué le premier, j’attendais que mes compagnons fussent descendus et que le batelier fût payé, quand l’artilleur me cria : « Montez vite à cheval et jouez de l’éperon, ou vous êtes perdu ! » Je m’aperçus que, sans y prendre garde, mon cheval et moi nous nous enfoncions peu à peu dans ce sable mouvant ; nous en avions déjà jusqu’aux genoux. Après de longs efforts, je parvins à me dégager et à enfourcher Zéphir, qui, en quelques élans vigoureux, se tira et me tira d’embarras. La pluie tombait alors par torrens ; notre militaire, pour ne pas gâter son uniforme, se réfugia dans une maison voisine, et je suivis avec le nègre une route longue et monotone bordée à gauche par la muraille de terre qui endigue le Mississipi et qui nous cachait le fleuve, ayant vue à droite sur des plantations assez tristes. La nuit venait ; mon guide me conseilla d’accélérer la marche, parce que nous avions deux crevasses à traverser. « Encore des crevasses ! » m’écriai-je très contrarié de cette découverte, et je me promis de n’habiter jamais la Louisiane, affligée de ces crevasses, qui tous les ans fertilisent le pays et ruinent quelques planteurs. La clarté intermittente de la lune nous aida à passer celles-ci, et nous prîmes une route meilleure à travers une forêt épaisse. J’étais trempé jusqu’aux os et couvert de boue ; mais je n’écoutais pas sans plaisir le bruit de l’orage, le mugissement du vent dans les feuilles, les craquemens des arbres, les branches entrechoquées, les coups de tonnerre, la colère de la nature enfin. De gros nuages couraient devant la lune ; par momens, elle se montrait et projetait devant nos chevaux effrayés les grandes ombres des arbres du chemin. Après avoir traversé un vaste marais improvisé par la pluie, nous frappâmes à la porte d’une cabane. Nous étions arrivés. La vieille femme qui nous ouvrit m’offrit du café pour me réchauffer ; mais il était plus de minuit, et, quoique n’ayant pas dîné, mort de faim et de fatigue, je ne pus rien prendre, devant dire la messe le lendemain. J’avais une épaisse couche de boue sur mes habits et même sur les mains et la figure ; il m’était impossible de me présenter en cet état devant un public quelconque, et je n’avais pas trop de toute la nuit pour me rendre plus propre. Cependant je tombais de sommeil, et j’avais besoin de dormir pour oublier ma faim. Comment concilier toutes ces nécessités ? J’avisai un tonneau plein d’eau ; je m’y plongeai résolument, et armé d’une brosse, je me nettoyai en une demi-heure ; puis je me déshabillai, je plaçai mes habits devant le feu, et me