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se soutenir, ils se traînèrent hors de la maison pour choisir la place où le dernier survivant devait enterrer l’autre. L’abbé Chazelle, quoiqu’il parût le moins souffrant, mourut quelques jours plus tard de langueur, de nostalgie et de misère. L’abbé Dubuis se souleva de son lit, s’approcha en chancelant de son pauvre frère, lui donna d’une voix éteinte les dernières consolations de la religion, le transporta comme il put ; un mourant enterra un mort. La vue de cette tombe si simple et si verte me fit venir les larmes aux yeux ; mes genoux tombèrent sur le lit de repos de mon prédécesseur, et je priai Dieu ardemment pour cette âme qui avait tant souffert.

Je poursuivis ma visite domiciliaire, et pris pour m’installer la chambre de droite, comme étant la plus incommode. Le plancher était la terre nue, parsemée de petites plantes à fleurs blanches, et occupée militairement par trois grosses républiques de fourmis que j’entrepris de détruire. Vains efforts ! cette tâche héroïque dépassait les bornes de ma puissance ; j’y consacrai deux années de labeur infructueux. Le lit était si mauvais que je l’abandonnai et suspendis un hamac sous la galerie du jardin. Je souffrais surtout de la nourriture détestable dont l’indigence me faisait une nécessité. J’avais découvert dans le grenier un peu de porc et de lard fumé, avec une provision de chevreuil séché. Ces alimens me répugnaient au point que je les couvrais d’un mélange de poivre, de piment et de vinaigre qui me brûlait la bouche et m’empêchait d’en sentir le goût. Je me rabattais violemment sur la salade sauvage, que j’allais cueillir dans les montagnes, au risque d’être mordu par les serpens à sonnettes ou scalpé par les Indiens. L’amour de la salade l’emportait sur la peur. Comme l’huile est fort chère en ces pays, c’était le lait qui servait d’assaisonnement.

Castroville est une agglomération de cabanes de tout genre, coupée de rues à angles droits, bornée à l’orient par la Medina, qui s’arrondit comme un bras autour d’elle, et à l’occident par des collines boisées. L’emplacement est plat, les mauvaises herbes croissent partout, couvrent les rues d’un tapis épais, et cachent des multitudes de fourmis, de reptiles, d’insectes, et de lapins de très petite espèce. Les habitans me parurent avoir fait un retour sur eux-mêmes depuis le départ de l’abbé Dubuis ; ils semblaient comprendre qu’ils avaient eu des torts. Je rouvris l’école abandonnée aux soixante enfans des deux sexes qui la fréquentaient ; je leur appris le français, même un peu d’anglais et d’allemand, que j’étudiais et enseignais tout à la fois. Cependant je ne pouvais faire des progrès merveilleux, et mon ignorance m’ôtait tout moyen de parler, avec personne. Ce silence forcé me jeta au bout de quinze jours dans un mortel ennui.