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dans les eaux du Zuiderzée[1]. Il y a près d’ici une petite île que je vous conseille de visiter, c’est l’île d’Urk. Les phoques semblent choisir de préférence ce coin de terre pour s’y reposer. Il y a même des nuits où les habitans ne peuvent dormir à cause des ronflemens de ces animaux. On leur fait la chasse, mais ils sont si bien sur leurs gardes et ont des sentinelles si avisées, qu’on les manque presque toujours. Je connais pourtant dans une autre île, nommée Rottum, un habile tireur qui ne les manqué pas[2].

Le plus grand ennemi de l’homme dans ces régions polaires, où tout s’élève contre lui, c’est encore la solitude. Nous nous en apercevions à l’espèce de joie que nous causait la vue des ours blancs. Il est vrai que la rencontre d’un tel compagnon est dangereuse. Ce formidable animal était, avant l’arrivée de l’homme, le souverain des régions arctiques ; il a vu depuis ce temps-là sa couronne tomber dans les glaces. Les naïfs marins prétendent qu’il leur en veut de cette déchéance, et qu’une sombre jalousie éclate à la vue de l’homme dans son œil farouche. Sur la glace, l’ours blanc est chez lui, et il est alors hasardeux de l’attaquer ; mais dans l’eau, où il nage pourtant comme un poisson, on le tue sans trop de danger. L’un d’eux, harcelé dans les mers du Spitzberg par une division de l’équipage, fit néanmoins sous mes yeux une résistance terrible. Il avait réussi à sauter dans la chaloupé et à prendre possession du gouvernail. Les matelots effrayés lui firent aussitôt les honneurs de chez eux en se jetant à la mer. Ils se maintenaient à la surface, appuyés seulement sur les agrès et sur le plat-bord du bateau. Nous vînmes en hâte à leur secours. L’ours brisa le fer de deux lances entre ses mâchoires, et fut tué d’un coup de feu sans quitter son poste. Ces animaux sont très recherchés à cause de la valeur de leur peau ; aussi les marins les attaquent-ils continuellement et avec une audace extrême. La chair de l’ours blanc n’est même point à mépriser. Le chirurgien de notre bâtiment nous traita un jour, le capitaine et moi, avec la viande d’un de ces animaux tué depuis un mois[3], et que

  1. Au moment où nous traversions le golfe pour nous rendre d’Enkhuisen à Harlingen, nous rencontrâmes, à quelque distance du bateau à vapeur, un phoque qui, comme enivré d’air et de soleil, se livrait aux évolutions les plus amusantes.
  2. La petite île de Rottum appartient à la province de Groningue. Elle est habitée par une seule famille, dont le chef est en effet un très habile chasseur de phoques. Ce Robinson hollandais vit de sa chasse et de la récolte des œufs que les oiseaux de passage déposent dans l’île. Il vend les œufs aux pâtissiers de Groningue et prépare lui-même la peau des chiens marins. On estime qu’un phoque tué vaut 8 florins. Les pêcheurs de Scheveningen réussissent quelquefois à s’emparer de ces animaux tout vivans. Ils les portent alors à la ville, où ils les montrent pour de l’argent, non sans accompagner cette exhibition de commentaires d’un goût naïvement biblique sur l’étrangeté des créatures que la main du Créateur a répandues dans les abîmes de l’océan.
  3. Sous ce ciel, où toute humidité est pétrifiée en glace ou épaissie en neige, la viande se conserve le plus souvent cinq et six mois sans se corrompre. On a retrouvé des cadavres humains qui, enterrés depuis plusieurs années, étaient encore intacts sous leurs vêtemens. Cette morte nature des pôles est plus favorable aux morts qu’aux vivans.