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des leurs avait animé les marins contre la baleine. Ils se remirent à la poursuite de l’animal avec fureur et le tuèrent.

Des accidens d’une autre nature accompagnent encore cette pêche. Au moment où les chaloupes sont dispersées sur la mer et se livrent avec énergie à la chasse de quelque baleine fugitive, il n’est pas rare que la tempête survienne. Il est alors difficile pour les marins de rejoindre le vaisseau. C’est ainsi que plus d’une fois des divisions de l’équipage ont été perdues dans les glaces. Le 30 mai 1830, nous avions vivement pressé une baleine qui, malgré trois harpons et plusieurs lances dont nous l’avions lardée, nous échappa. La rapidité de la course et la fureur de l’action avaient disséminé nos chaloupes. La tempête éclata, une tempête comme on en rencontre seulement dans les mers arctiques. Le navire était hors de la portée de la vue. Nous errions dans une nuit de neige. Au bout de deux jours, nous fûmes assez heureux pour regagner le navire. L’équipage nous témoigna en même temps sa joie et son inquiétude. Trois chaloupes manquaient encore. Il est difficile de se faire une idée de notre état d’anxiété au milieu des longues heures qui suivirent notre délivrance. Nous savions par expérience combien la mer était mauvaise. De moment en moment on tirait le canon, mais le bruit seul des glaces contre les glaces nous répondait. Toutes les mains étaient posées au-dessus des yeux, qui cherchaient à découvrir les chaloupes égarées au milieu de l’obscurité de la neige. La tempête continuait de faire rage, et la mer grossissait toujours[1]. Une sombre tristesse était sur tous les fronts. Cette tristesse augmenta encore vers le soir, et se confondit avec le deuil d’une ténébreuse nuit. Enfin le lendemain, vers huit heures, un cri de joie annonça la vue des chaloupes. Quelques momens après, nos malheureux frères recevaient de tout l’équipage l’accueil le plus chaleureux et le plus sincère, car cette vie de dangers courus en commun développe dans le cœur des marins un fonds de sensibilité vraie qui perce à certains momens sous la rudesse des manières.

Vous venez d’assister à la chasse et à la capture de la baleine ; vous avez vu les dangers qui attendent les pêcheurs dans ces mers ennemies de l’homme. Le succès de telles expéditions dépend sur tout de la confiance qu’ont les marins dans la science de leur capitaine et dans le courage personnel des harponneurs. Quand les chefs sont fréquemment malheureux, ils n’inspirent plus d’énergie à l’équipage.

  1. Ces tempêtes de neige durent souvent plusieurs jours, et une ou deux fois dans l’année des semaines entières. Le voyageur surpris à terre par la tourmente atmosphérique n’a d’autre ressource que de se coucher à plat ventre, de se couvrir de son traîneau, et d’attendre que l’orage soit passé ; mais si la neige continue à tomber, il périt la plupart du temps étouffé sous les vagues de cette poussière glacée.