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en silence. Parmi eux, je remarquai un vieillard à la figure basanée comme celle des hommes de mer. Il considérait d’un air affligé le retour de ce navire, et murmurait entre ses dents : « Oh ! quelle décadence, quelle décadence ! » Ce vieillard était un ancien lieutenant baleinier. Sans avoir vu les beaux jours de cette pêche nationale, il avait pris part aux entreprises courageuses des Frisons, qui essayèrent, après 1815, de relever le pavillon néerlandais dans les mers arctiques. Je l’abordai ; il parlait plusieurs langues du Nord, comme tous les marins hollandais qui ont été en relation avec les différens peuples navigateurs, mais surtout un rude anglais, a rough english, qui reflétait bien le caractère de ses traits. Heureux de trouver quelqu’un qui s’intéressât encore à la pêche de la baleine, il me donna volontiers tous les renseignemens que je désirais sur les préparatifs de voyage, sur cette vie de mer, sur les mœurs, les aventures et les exploits de ses camarades, sur l’art de harponner la baleine. J’ai cherché à reproduire le récit du vieux marin, en conservant de mon mieux l’enthousiasme et l’énergie de ces souvenirs personnels, échos d’une âme fortement émue par les impressions d’une existence hasardeuse.


II

— Vous vous étonnez peut-être, me dit le baleinier, de l’amertume de mes regrets ; mais quiconque a une goutte de sang frison dans les veines ne peut voir sans un soupir l’état d’abaissement dans lequel est tombée une pêche qui était la couronne et la gloire des Provinces-Unies. Nos couleurs avaient fait pâlir dans les mers boréales le pavillon anglais lui-même. C’est à la pêche de la baleine que la république dut une partie de ses grands navigateurs et de ses intrépides marins. Si cette pêche est sortie des voyages et des découvertes entrepris par nos ancêtres dans l’Océan arctique, elle a favorisé à son tour l’étude des régions hyperboréennes et reculé le boulevard des glaces. Il était défendu aux baleiniers hollandais, sous les peines les plus sévères, de s’enrôler sur les vaisseaux des nations ennemies ni d’exporter au dehors le matériel de pêche[1]. En temps de guerre, nos marins devaient servir sur la flotte de l’état, et vous jugez aisément ce qu’on devait attendre de ces hommes habitués à braver les monstres de l’océan et le climat des régions polaires. Il y a quelques années, Harlingen, ma ville natale, luttait encore ; mais le nombre de ses bâtimens de pêche fut successivement réduit à quatre,

  1. Il était même interdit aux chantiers de la Hollande de construire des navires de pêche pour le compte des autres pays.