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Ils partirent : le 5 juin, ils rencontrèrent les premières glaces, qui se présentèrent en flocons détachés et laineux, semblables, dit leur journal, à un troupeau de moutons ou à une bande de cygnes. Dans une petite île, ils trouvèrent une grande quantité d’œufs appartenant à une oie rouge « qui, en fuyant, fait entendre ce cri : Rot, rot, rot. » Ces oiseaux rappelèrent aux marins hollandais les oies de la même couleur qu’ils avaient vues dans leur pays. Tous les ans, on les prenait en abondance autour de l’île de Wieringen ; mais on ignorait alors où elles couvaient leurs œufs. Ce mystère avait donné naissance en histoire naturelle à une foule de fables. « Et cela n’est point étonnant, puisque aucun homme connu n’avait encore pénétré jusqu’à cette terre, située sous le 80e degré, qui ne figure sur aucune carte, et où ces oiseaux-là font éclore leurs petits. » Chemin faisant, nos hardis navigateurs découvrirent le Spitzberg. Ils firent ensuite d’inutiles efforts pour se diriger et se maintenir à l’est ; le vent, soufflant de ce côté-là avec violence, les repoussait, et apportait avec lui d’immenses blocs de glace. À chaque moment, le navire manquait d’être englouti par les rochers mouvans, qui se heurtaient les uns contre les autres avec un fracas épouvantable. Le gouvernail déjà avait été mis en pièces, et la chaloupe écrasée sous cette immense débâcle. Toute espérance était désormais perdue, non-seulement de pousser plus avant, mais même de regagner le détroit de Waigatz par la côte est de la Nouvelle-Zemble. On essaya alors de s’en retourner, en suivant la voie par laquelle on était venu ; mais les glaçons, qu’on avait déjà comptés auparavant jusqu’au nombre de quatre cents, se réunirent bientôt en une mer solide, et enfermèrent le vaisseau de tous côtés. C’est alors que ces malheureux marins résolurent de quitter le navire, et se résignèrent à passer l’hiver là, « dans un grand froid, une grande misère et un profond chagrin. »

L’équipage était alors de dix-sept hommes, parmi lesquels un de ceux dont on pouvait le moins se passer, le charpentier, mourut. Heureusement pour eux, ils découvrirent une assez grande quantité de bois flotté qui venait d’un continent inconnu. Sans ce secours, leur perte eût été certaine. Avec ce bois, ils se mirent à construire un abri ; « mais le froid était si terrible, disent-ils eux-mêmes, que quand nous mettions un clou dans notre bouche (comme c’est l’habitude des charpentiers), le clou gelait et s’attachait à la chair, au point que quand nous le retirions, le sang coulait. » le journal dans lequel ces malheureux ont laissé le récit détaillé de leurs souffrances et des moyens employés par eux pour se conserver vivans est plein d’un intérêt triste, saisissant, austère. Pas un murmure ne s’échappe de leur bouche. Un esprit de haute et véritable piété, qui était l’esprit