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et les voyages ont leur côté brillant, et ils couvrent aussi parfois ou ils expliquent la politique. Dans l’ordre purement intérieur, le corps législatif marche lentement vers la fin de sa session, qui a été prolongée de quelques jours. Il reste encore le budget à discuter, et le budget n’est pas la seule question importante soumise en ce moment au corps législatif. Le gouvernement en effet a présenté depuis peu de temps deux projets de loi qui touchent aux intérêts les plus sérieux : l’un a pour but de consacrer une somme de cent millions de francs à des travaux de drainage dans l’étendue de la France. C’est un encouragement sur une grande échelle accordé à l’agriculture : ce n’est point sans doute un don gratuit ; l’encouragement prendra la forme d’un prêt aux propriétaires qui voudraient entreprendre des opérations de cette nature, et le prêt est remboursable en vingt-cinq années. Un autre projet plus récent, motivé par bien des abus et devenu presque une nécessité publique, a pour but de réglementer l’organisation et la constitution des sociétés en commandite ; il prescrit l’obligation, pour une société, de déposer le quart du fonds social avant de pouvoir se constituer. Les actions devront être nominatives. Cinq actionnaires composeront le conseil de surveillance, et ces membres, qui pourront visiter les livres et la caisse à première réquisition, provoquer des assemblées générales ou même la dissolution de la société, ces membres seront solidairement responsables avec les gérans. Les sociétés actuelles sont tenues de se soumettre à ces règles, et à toute infraction est attachée une pénalité qui comprend la prison et l’amende. Des mesures sont prises pour réduire les apports sociaux fictifs. C’est donc un ensemble de dispositions dont la pensée répond à un besoin véritable au milieu de cette fièvre industrielle de notre temps, qui engendre toute sorte de combinaisons et d’associations plus profitables aux inventeurs qu’aux intérêts qu’ils exploitent. L’art du capital social n’a guère besoin aujourd’hui de stimulans ; il est audacieux et peu scrupuleux ; contenu dans ses vraies limites, le génie industriel sera dans l’heureuse obligation de rester sérieux.

C’est au milieu d’une société ainsi partagée entre les préoccupations extérieures et le culte trop constant des choses matérielles que vient de s’éteindre subitement un grand et lumineux esprit, M. Augustin Thierry, l’un des premiers historiens de notre siècle. M. Thierry n’avait point atteint un âge avancé, mais depuis longtemps il vivait sous le poids d’une infirmité cruelle, qui avait commencé par lui ravir la vue, qui avait fini par ne laisser en rien d’intact, — rien que l’intelligence, toujours nette et active. M. Augustin Thierry était de cette élite d’esprits qui s’élevèrent au commencement de la restauration et qui se jetèrent aussitôt dans tous les domaines de la pensée ; il se voua pour sa part à l’histoire, il en avait le goût et le génie, il en avait pour ainsi dire l’enthousiasme. Aucun écrivain peut-être n’a réuni au même degré la passion des recherches laborieuses, l’autorité de la science, et la perfection de l’art, l’éloquence du récit, la netteté des peintures et des déductions. C’est avec cet ensemble de qualités rares qu’il a écrit l’Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands, les Récits mérovingiens et ses études sur le tiers-état. Atteint de cécité dès la jeunesse même, séparé du monde, de la vie active, il avait conservé le don merveilleux du travail, la clairvoyance de l’esprit, et ce privilège supérieur de deviner ce qu’il ne pou-