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une réaction contre l’anarchie américaine actuelle. Dans un pays où les instincts populaires penchent vers la conquête et l’annexion à tout prix, vers la spoliation sans scrupules de voisins plus faibles, mieux vaut, plutôt que de flatter ces instincts, pencher dans le sens opposé, et se rejeter du côté des doctrines qui exagèrent l’horreur de la guerre et la fraternité des peuples. Dans un pays où l’esclavage est maintenu par la violence et défendu à main armée, il est bon d’exagérer même les doctrines les plus avancées du XVIIIe siècle, de renchérir sur Thomas Payne et Priestley. Dans un pays où l’ambition individuelle ne connaît qu’un but, faire de l’argent, il est utile peut-être d’introduire de nouveaux principes, même au risque de se tromper, et de montrer que le travail a une autre fin que la richesse. Enfin ce socialisme est une réaction en faveur de l’esprit idéaliste et métaphysique contre l’esprit grossièrement réaliste et pratique de l’Amérique du Nord. Telle est la tâche qu’a remplie M. Greeley, et nous en reconnaissons volontiers le mérite. Le New-York Tribune est à notre avis, pour toutes ces raisons, le journal le plus intéressant de l’Union. D’autres, comme le New-York Herald, peuvent être plus répandus ; d’autres, comme le Daily-Times ou le Courier and Enquirer, peuvent être plus raisonnables et plus pratiques : aucun n’est aussi curieux, aussi amusant, aussi varié. Les correspondances européennes ont dans la Tribune une importance qu’elles n’ont pas dans les autres journaux. La critique des livres nouveaux est faite avec régularité, et souvent avec un sentiment vrai et piquant des sujets traités. Ses rédacteurs portent des noms bien connus. Ce sont M. Bayard Taylor le voyageur, M. Charles Dana, M. George Ripley, le vieil ami de Marguerite Fuller, et, si je ne me trompe, l’ancien directeur de l’établissement fouriériste de Brook-Farm, dont M. Hawthorne, dans son Blithedale Romance, nous a raconté l’histoire.

Nous sommes plus embarrassé pour parler de M. Bennett, car M. Bennett a défendu toutes les causes que, nous n’aimons pas. Son journal, le New York Herald, est l’organe le plus répandu du parti démocratique et de l’institution particulière de l’esclavage, comme on dit en Amérique. Jamais il ne s’est élevé contre les instincts d’annexion et de conquête. Il n’est pas suspect de socialisme, mais en revanche il est encore moins suspect de littérature et de philosophie. C’est un journal exclusivement politique, et là même est son originalité. Une de ses parties les plus soignées, c’est l’article de la bourse et du marché d’argent, money market. Rarement il a pris parti dans les questions religieuses, et plus rarement encore il lui est arrivé de s’occuper de la critique littéraire, malgré le goût bien connu de son directeur pour le théâtre. Les ennemis de M. Bennett l’ont accablé d’injures, et son historiographe nous en a conservé