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M. Bennett se défendit de son mieux, et eut la satisfaction de déchirer à son adversaire un bel habit tout neuf. M. Bennett fit part à ses lecteurs de ce nouvel incident. « Mon dommage consiste en une large égratignure au troisième doigt de la main gauche, et en trois boutons arrachés que le premier tailleur venu me recoudra pour six sous. Sa perte à lui consiste en un très bel habit noir qui a été déchiré du haut en bas, et qui a coûté au scélérat 40 dollars, plus un vigoureux coup de poing sur la figure, qui a dû faire sauter quelques dents de son infernale mâchoire. Balance en ma faveur : 39 dollars 94 centimes. » M. Bennett a du reste introduit dans les mœurs de la presse un changement pour lequel tous les philanthropes doivent lui être reconnaissans. Ses adversaires et son apologiste s’accordent à dire qu’il est le premier qui ait répondu aux attaques, de quelque nature qu’elles fussent, par de simples articles dans son journal. Jadis les journalistes, outre l’habitude du pugilat, se battaient en duel à tort et à travers ; maintenant les duels sont plus rares, et les journalistes se contentent de se verser leur écritoire sur la tête. Ces nouvelles mœurs sont plus douces, et pourtant nous préférons les anciennes. Les combats à coups de pistolet, voire à simples coups de poing, sont plus dans la nature humaine que ces dis putes ridicules et plates où l’encre coule à flots.

Les journalistes se permettent souvent un autre genre de délit, qui est encore moins pardonnable que tous ceux que nous venons d’énumérer. Non contens de noircir leur adversaire et de l’attaquer en personne, ils lui suscitent dans l’ombre des assaillans et poussent à sa destruction en se tenant à l’écart. Il n’y a pas bien longtemps, le New-York Herald recommandait à la surveillance de la police et des magistrats le New-York Tribune, et cela au nom de la morale et des bons principes. Ces dénonciations étaient lancées contre la Tribune à propos de je ne sais quels articles sur je ne sais quelle fantaisie fouriériste de M. Albert Brisbane, établie aux environs de New-York et connue sous le nom d’Association du libre amour. Lorsque la Tribune se fonda, le Sun fit tous ses efforts pour faire crouler cette entreprise rivale. On essaya de corrompre les porteurs et même de les intimider ; on battit les newsboys chargés de vendre le journal dans les rues. Ce sont des procédés sauvages, mais en même temps fort grossiers et vulgaires. O journalistes américains, les artistes italiens du XVIe siècle se haïssaient aussi jusqu’à la mort, et ils étaient sans scrupules sur le choix des moyens à employer pour se débarrasser d’un rival ; mais quelle différence ! Ils ne soulevaient pas contre eux quelque triste émeute de la canaille ; ils s’attendaient masqués dans l’ombre au coin des rues, ils se dépêchaient des bravi, ils soutenaient leur réputation à grands coups d’épée, et lorsqu’ils se dénonçaient,