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il ne paie pas d’avance, il change de résidence pendant que son abonnement court, et l’administration du journal ne sait où s’adresser pour le recouvrement de sa créance. D’autres fois l’abonné traite le journal comme un créancier ordinaire ; il le prie de repasser. Dans les districts agricoles, il est arrivé plusieurs fois, dit-on, que les abonnés ont payé leur journal en nature, comme les moines du XVIe siècle payaient Corrège et Murillo. Les souscripteurs des grandes villes ne s’acquittent guère mieux. Quelques années avant de rédiger le New-York Tribune, M. Greeley éditait un journal nommé le New-Yorker ; plusieurs fois il fut sur le point d’être ruiné, grâce à la négligence ou à la mauvaise volonté de ses souscripteurs, et il fut obligé de leur exposer sa fâcheuse situation, en faisant les in stances les plus pressantes pour qu’ils voulussent bien acquitter leur abonnement. Nous avons sous les yeux cet exposé financier, le l’on en est lamentable. « Amis du New-Yorker, y est-il dit, nous en appelons non à votre charité, mais à votre justice. Nous avons besoin de notre argent. Notre papetier veut être payé, nos imprimeurs attendent leur salaire à la fin de la semaine. » Toutefois les choses ont un peu changé à cet égard depuis la révolution de la presse à bon marché, et le célèbre M. Bennett, qui a introduit tant de changemens dans la presse, est aussi le premier, je crois, qui ait exigé le paiement à l’avance des abonnemens.

Les relations des journalistes entre eux ne sont pas précisément chevaleresques et courtoises. L’esprit de concurrence les entraîne aux plus étranges excès : pour s’élever sur les ruines d’un rival, ils ne redoutent malheureusement d’employer ni les calomnies ni les injures, et le rival outragé leur rend ces procédés délicats avec d’amples intérêts. Quelquefois un des deux adversaires perd patience, et alors des rixes personnelles s’engagent. La plus étrange de ces querelles est certainement celle de M. Bennett et du général Webb. M. Bennett avait un jour insinué contre M. Webb certaines accusations que son apologiste lui-même déclare mal fondées ; il fut rencontré par sa victime au coin d’une rue. M. Webb s’approche, le renverse et se donne la satisfaction de lui appliquer la volée de bois vert dont Figaro désirait caresser les épaules de son ennemi. Le lendemain de cette insulte, le New-York Herald contenait les lignes suivantes : « L’assaillant est venu derrière moi et m’a fendu le crâne ; la blessure a un demi-pouce de long. Le compère avait sans doute l’intention d’arracher de notre cervelle les provisions d’esprit et de bonne humeur qui ont fait la réputation du New-York Herald et de se les approprier, afin de remplir les vides de son crâne épais ; mais, s’il a réussi à m’ouvrir le crâne, il n’a pas réussi à me voler mes idées. » Cette sortie n’abattit pas le courage du général Webb, qui quelques jours après recommença ses violences.